— L’agresseur a volé quelque chose ?
— Apparemment, non. Il y a pas mal de trucs de valeur, ici. Mais tout est resté en place. Les tableaux, les bijoux… Il n’a rien touché.
— Et sa femme ?
— J’ai prévenu la mère de la victime et elle m’a dit que madame Pariglia était au chevet de son père, dans le Sud-Ouest…
— Il ne s’est pas défendu ?
— Si, visiblement, il y a eu une lutte…
Esposito passa la pièce en revue. Il devait retrouver ses moyens, chacun ici attendant qu’il jouât son rôle de chef.
Effectivement, la victime avait résisté. Des objets cassés et éparpillés sur la moquette en témoignaient.
— On trouvera peut-être l’empreinte génétique du tueur, dit-il. S’ils se sont battus, on trouvera peut-être…
— Possible, admit Thierry.
— Des témoins ? Quelqu’un a entendu quelque chose ?
— Pour le moment, on n’a rien. Mais on n’a pas terminé l’enquête de voisinage…
— Je vais vous donner un coup de main… Vous pouvez emporter le corps.
Le capitaine quitta la chambre ; il avait toujours détesté ce moment où les victimes partaient pour l’institut médico-légal. Peut-être parce qu’il visualisait la suite. Deuxième charcutage.
Il fit le tour de l’appartement, comme pour se familiariser avec l’univers de cet inconnu. Pour trouver un indice qui le mette enfin sur la piste du tueur en série. Les mâchoires serrées, un goût amer dans la bouche, il maîtrisait sa colère. Jamais encore, il ne s’était senti aussi désarmé face à l’adversaire.
N’y tenant plus, il déserta la maison, presque heureux de retrouver la tiédeur de cette pluie d’été.
Une femme en pleurs sortit d’une voiture et fendit la foule. Leurs regards s’effleurèrent un court instant. La mère de la victime, sans aucun doute. Une douleur de plus. Tous ces gens à qui il aurait pu éviter le malheur de perdre un enfant, un proche…
Désormais, il en faisait une affaire personnelle. Il y passerait ses jours, ses nuits, sa vie entière s’il le fallait. Et sa traque ne connaîtrait ni répit ni pitié.
Chapitre dix
Jeanne émergea du monde souterrain pour se retrouver sur le trottoir, au milieu de la foule de ce lundi matin. Le premier jour de juin marquait le retour triomphal du soleil et de la chaleur estivale.
En levant la tête, elle tomba sous le charme d’un ciel bleu tendre. Une de ces couleurs qu’on ne voit nulle part ailleurs. Comme si l’écume blanche de la mer venait s’y mêler pour l’adoucir. Une de ces couleurs qui allègent le cœur, donnent envie de faire l’école buissonnière…
Jeanne avait ralenti. Et si je n’allais pas bosser, ce matin ? Si je partais vers le Vieux-Port ? Regarder la mer chahuter doucement les petites barques de pêcheurs, marcher sur les quais débordants de vie. La Joliette, Le Panier, l’Archipel du Frioul… Des noms pittoresques, à eux seuls promesses de flânerie. Une cité tout entière tournée vers le large. Une ville d’iode et de lumière, de sel et de soleil. Et si je n’allais pas au bureau ce matin ?
Mais non, Jeanne était bien trop sage pour changer sa route. Pour suivre ses envies. Alors, elle profita des derniers instants de liberté, respirant à pleins poumons le soupçon d’embruns et d’algues marines qui montait jusqu’ici, jusqu’au cœur de la ville. Presque de quoi oublier l’ozone et le dioxyde de carbone. Presque…
Un vent léger faisait ondoyer ses cheveux, détachés. Elle n’en revenait pas d’avoir osé. Mais, soudain, tandis qu’elle approchait du commissariat, elle s’arrêta : ils allaient la dévisager, sourire dans son dos. Qu’est-ce qu’il lui arrive à celle-là ? Elle hésita quelques secondes, luttant contre elle-même, puis elle attrapa une barrette dans son sac à main. Elle n’y arriverait pas aujourd’hui ; pas grave.
Demain, peut-être…
Le capitaine n’était rentré chez lui que quelques heures. Histoire de dormir un peu, de prendre une douche, de se raser. Il était déjà sur le pied de guerre.
Une guerre, voilà le mot. Ce cinquième meurtre, c’était une déclaration de guerre. Sauf qu’il fallait tout recommencer à zéro. En tuant un homme, il avait changé la donne.
Le « profiler » s’était sans doute planté ; encore un charlatan grassement payé ! L’équipe avait ressorti les cinq dossiers, chacun essayant de trouver ce qui pouvait unir ces différentes victimes. Comprendre le tueur, cerner sa personnalité, pénétrer les méandres de ce cerveau malade, telle était leur mission. Le comprendre pour le débusquer avant qu’il ne sorte une fois de plus de sa tanière.
Esposito quitta son bureau et traversa la grande pièce où ses lieutenants, trois hommes et une femme, travaillaient dans un silence religieux. Se dirigeant vers la machine à café, il croisa Jeanne et lui adressa un petit sourire.
Mais elle ne s’arrêta pas, continuant sa route, la tête haute.
— Bonjour, fit-elle d’un ton sec.
— Salut…
Elle poussa la porte du secrétariat, le cœur en friche, laissant derrière elle une déception qu’elle n’aurait pas pensée si cruelle. Une nouvelle journée commençait, identique à tant d’autres. Sauf que, ce matin, elle avait déposé une lettre au plus recherché des tueurs. Et, ce soir, elle trouverait une lettre de ce même assassin. Cet homme sans visage qui était un voyage à lui seul.
Pas seulement un assassin, songea-t-elle en allumant son ordinateur. Mais un homme blessé, fragile et en souffrance. Il a besoin d’aide. De mon aide.
Il m’a choisie, moi et nulle autre. Parce qu’il me connaît, mieux que personne.
— T’es au courant, Jeanne ? demanda Monique.
Elle leva la tête.
— Au courant ? De quoi ?
— Le tueur… Il a remis ça !
Oh Seigneur ! J’aurais dû lui écrire plus tôt ! Mon Dieu, j’aurais dû avertir Esposito !
— Ah… Ah bon ? bégaya-t-elle.
— Oui, il a buté un mec dans la nuit de samedi à dimanche…
— Un mec ? Mais…
— Eh ouais, un mec ! renchérit Clotilde. C’est vraiment un jobastre, ce type !
— Certainement, murmura Jeanne en fixant son écran.
Ça doit se voir que je sais des choses. Ça doit se voir !
Elles vont s’en apercevoir, elles vont me balancer…
Mais elles ne voyaient rien d’autre que le bout de leur nez et se remirent au travail. Faire le point des congés. Mais les chiffres se mélangent, valse étrange de numéros ; comme un bug dans l’ordinateur.
Non, c’est moi qui ne vois plus rien. C’est moi qui déraille.
En revenant dans le bureau, Esposito trouva ses lieutenants en train de discuter. De plaisanter et de rire.
— C’est tout ce que vous avez à foutre ? lança-t-il.
Ils tournèrent tous la tête vers lui, étonnés. Ils ne l’avaient encore jamais vu aussi perturbé. Aussi agressif.
— Remettez-vous au boulot ou changez de brigade !
— OK, t’énerve pas, conseilla Thierry. On discutait juste cinq minutes…
Esposito s’approcha, le dévisageant avec rage.
— On n’a pas le temps de discuter ! On a un cinglé qui se balade dans cette putain de ville et on n’a pas le temps de discuter ! C’est clair ?
— Oui, très clair, capitaine, répondit Solenn.
Solenn, la dernière recrue de la brigade. Une jeune femme intelligente, drôle et très perspicace. Mais elle avait un défaut majeur aux yeux de Fabrice : elle était jolie et cela avait tendance à déconcentrer ses hommes. Lui aussi, parfois. Mais pas ce matin.