Jeanne enleva ses lunettes et les nettoya à l’aide d’une lingette imprégnée. Geste répété environ vingt fois par jour. Puis elle se mit au travail, le visage du capitaine Esposito ondulant encore dans son esprit. Son parfum délicat flottant encore dans la pièce.
Le même chemin en sens inverse. Quelques marches à descendre, les néons qui prennent le relais de l’éclat du jour. Mettre son ticket dans l’appareil et courir vers les profondeurs. Beaucoup de monde, ce soir encore ; des ennemis partout.
Trois stations plus tard, arrivée à Saint-Charles. Jeanne regarda sa montre et vérifia que son sac était bien fermé. Puis elle sortit de la verrière et se rendit sur le quai N, à l’extrémité de la gare. Le train n’allait plus tarder, celui de 17 h 36. La fameuse ligne de la Côte Bleue : Marseille-Miramas, via Port-de-Bouc.
La BB 67400 arriva lentement, traînant derrière elle sa rame régionale encore vide : normal, Saint-Charles était son point de départ. Étrange de voir cohabiter le TGV ultramoderne avec cette locomotive diesel, sortie tout droit d’une autre époque.
Les portes s’ouvrirent et, comme toujours, elle fut dans les premiers voyageurs à grimper à l’intérieur. Elle s’asseyait chaque soir à la même place. SA place. Tout au fond du dernier wagon. Comme à l’école, lorsqu’elle s’asseyait au fond, tout au fond de la classe. Là où les autres ne pouvaient la voir. Dans le train aussi, elle avait sa place. Sauf les soirs où elle arrivait en retard.
Mais, aujourd’hui, elle était à l’heure. Alors, elle prit possession de son territoire et posa son sac entre ses pieds. Elle regardait le quai, le front posé contre le plexiglas. Les voyageurs arrivaient progressivement, certains chargés, d’autres non. Certains pressés, d’autres non. Jeanne les observait, les jugeait sur leur apparence physique, essayant de deviner ce qui pouvait bien les tourmenter ou les faire sourire. Et le wagon se remplissait doucement. Beaucoup de visages connus, comme le matin ; les habitués du Marseille-Miramas. L’été, il y avait aussi quelques touristes. Mais là, on n’était encore qu’au mois de mai. Entre gens du coin…
L’heure du départ sonna enfin : un soubresaut et le monstre d’acier qui prend son élan sur les rails.
Jeanne continua à regarder le quai jusqu’à ce qu’il disparaisse.
Toujours les mêmes tags, sur les mêmes murs et, derrière, les mêmes immeubles. Elle pensa soudain aux gens qui vivaient là, si près des voies ferrées, bercés nuit et jour par le va-et-vient incessant des trains. Comme elle, qui habitait aussi près d’une gare : celle d’Istres, si petite, comparée à Saint-Charles. Elle avait toujours connu la musique des trains en bruit de fond. Et finalement, ce n’est pas désagréable du tout. Comme une sorte de mouvement perpétuel qui rythme le temps, la journée et une partie de la nuit. Un repère, en somme…
Lentement, son esprit réintégra son corps, le wagon et la réalité. Atterrissage en douceur. Un instant, elle était partie ; ça lui arrivait souvent. Elle parvenait à se dématérialiser avec une incroyable facilité. Oublier où elle se trouvait, qui elle était.
Mais il fallait toujours revenir. Toujours.
Elle se pencha pour attraper son sac et y récupéra son roman policier. Elle aimait les polars, américains de préférence. Parce qu’il y a le dépaysement en plus.
Mais, soudain, elle remarqua quelque chose d’inhabituel : un morceau de papier avait glissé à côté de son siège. Elle l’attrapa et constata qu’il s’agissait d’une enveloppe blanche. En la retournant, elle resta stupéfaite de voir son prénom inscrit dessus. Un message pour elle. À moins que ça ne soit pour une autre Jeanne ? Non, ridicule ! Elle était sans doute la seule Jeanne à s’asseoir toujours à la même place, dans le même train.
Elle demeura perplexe de longues minutes, redoutant un piège. Elle avait posé la missive sur ses genoux et la regardait sans faire le moindre mouvement.
Puis, enfin, elle se décida.
Elle l’ouvrit et découvrit une lettre manuscrite, écrite à l’encre noire. Une calligraphie ronde et appliquée.
« Lundi, le 12 mai,
Jeanne,
Vous me connaissez sans me connaître. Et je ne savais pas comment prendre contact avec vous. Alors, comme vous vous asseyez toujours à cette même place, j’ai eu l’idée de vous écrire. Parce que vous avez touché mon cœur. Parce que j’ai envie de vous parler depuis longtemps.
En vous observant, j’ai appris à voir ce que vous voulez tant cacher. Votre beauté naturelle, vos traits fins et délicats. Je vous aime, penchée sur votre roman, détachée du monde et de la dure réalité. En lévitation… »
Jeanne releva la tête et regarda autour d’elle. Il y avait tellement de monde dans ce wagon, des hommes et des femmes. Mais personne ne l’observait.
« Je ne suis pas dans ce train, ce soir. Inutile de m’y chercher… Mais vous connaissez mon visage, vous connaissez même le son de ma voix. Pourtant, vous ne savez rien de moi. Un jour, peut-être, cela changera.
J’aimerais vous rencontrer, mais il est encore bien trop tôt pour cela. Je préfère que vous appreniez d’abord à me connaître. Je pense que c’est plus sage. Alors, si vous le voulez bien, je vous écrirai. J’aime à savoir que vous lisez mes mots, que vous vous attardez sur mes phrases. Que votre main caresse la feuille de papier que j’ai noircie. Vous êtes si belle, Jeanne. Si touchante et si belle.
A très bientôt…
Elicius… Jeanne remit la lettre dans l’enveloppe et reprit sa respiration. De retour sur Terre, elle ne vit que des voyageurs plongés dans la lecture d’un journal ou obnubilés par les paysages. Un homme remplissait une grille de mots croisés, un autre jouait avec son portable. Il n’était pas dans le train de ce soir, il le lui avait écrit.
Elicius… Un nom bien mystérieux mais qui, pourtant, ne lui était pas inconnu. Elicius, celui qui fait descendre la foudre. Un des noms donnés à Jupiter, le plus puissant des dieux romains. L’égal de Zeus. Ce type ne se prenait pas pour n’importe qui ! Vous êtes si belle, Jeanne. Si touchante et si belle… Elle enleva son blouson, soudain submergée par une vague de chaleur. Soudain fortement troublée. Tellement troublée… Elicius en personne lui écrivait, la trouvait belle ! Elle sentait son visage s’empourprer, ses mains trembler, ses jambes trembler. Tout son corps vibrait comme les cordes d’un alto. Heureusement que je suis assise. Heureusement…
Progressivement, le calme revint. Peut-être grâce au ronronnement du train, à ce rythme régulier et rassurant.
Guidée par les rails, elle ne pouvait tomber. Elle pouvait se laisser aller. Elicius…
Elle mit la lettre dans le roman et cacha le tout dans son sac avant de le reposer à ses pieds. Non, finalement, elle le garderait sur ses genoux, ce soir. Il était bien fermé, elle ne risquait rien.
Un dieu était amoureux d’elle, pauvre mortelle.
Chapitre deux
Elicius va-t-il m’écrire ? Peut-être sera-t-il dans le train, ce soir ! Jeanne n’arrivait pas à se concentrer sur son travail. Dans sa tête, les phrases s’alignaient, les mots retentissaient. La lettre divine, elle l’avait relue cent fois. Sans arriver à se lasser de ces paroles que, jamais encore, on ne lui avait adressées. Il était déjà onze heures, elle avait besoin d’une pause. Alors, elle quitta le bureau et s’aventura dans les couloirs, interminables, étroits et déserts.