— À l’ESCOM ? Vraiment ?
— Oui. C’est le seul point commun que nous avons trouvé mais à mon avis, c’est une piste essentielle.
— Peut-être… Ensuite ?
— Eh bien, nous avons demandé à l’école de nous communiquer la liste des étudiants inscrits ces trois années-là ; nous l’avons eue ce matin. Mais je ne vous dis pas le nombre de personnes que ça représente ! En tout cas, je suis sûr que le nom du tueur est sur cette liste…
— Je crois en votre instinct, Esposito. Mais allez-y doucement avec l’ESCOM… Et maintenant, que comptez-vous faire ?
— Nous allons interroger les personnes qui ont eu un contact avec les victimes et opérer des recoupements avec les fichiers de délinquants…
Le Patron se leva et marcha jusqu’à la fenêtre.
— Ça va vous prendre pas mal de temps… De plus, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de délinquants sortis de l’ESCOM…
— Je sais, monsieur le directeur.
— Nous avons six victimes sur les bras, capitaine. Et moi, j’ai le ministre, le préfet et le maire sur le dos. Si ça continue, je vais me faire limoger. C’est ce que vous voulez ?
— Bien sûr que non, monsieur le directeur. Et justement…
— Oui ?
— Justement, je suis venu vous proposer ma démission.
Le Pacha pivota sur lui-même et toisa son subordonné avec étonnement.
— Votre démission ? Vous vous croyez où, Esposito ? Dans une série télé ? Je n’accepte pas votre démission ! Vous allez me trouver ce malade mental et me le coller derrière les barreaux ! Vous n’échapperez pas aussi facilement à vos responsabilités. C’est clair, capitaine ?
— Très clair, monsieur le directeur.
— Et vous devriez dormir un peu. Ça vous ferait du bien, je crois…
— Je n’ai ni le temps ni l’envie de dormir…
— Oui, mais vous en avez besoin. Dès demain, je vous donne du renfort. Vous aurez deux personnes de plus dans votre équipe. Je ne sais pas trop où je vais les prendre, mais vous les aurez.
— Merci, monsieur le directeur.
— Ne me remerciez pas, Esposito. En refusant votre démission, je vous mets dans la merde. Mais il n’y a pas de raison que je sois le seul à y être. Et que les choses soient, encore une fois, bien claires : si vous échouez, vous vous retrouverez dans un commissariat pourri à dresser des procès-verbaux ! Je sais que vous êtes un bon flic, mais je ne pourrai rien faire pour sauver votre peau.
— Je sais, monsieur.
— Bonne nuit, Esposito.
Chapitre douze
« Vendredi, le 5 juin,
Jeanne,
Je fais souvent le même cauchemar. C’est comme une histoire sans début et sans fin. Une sorte de cercle infernal qui transforme mes nuits en un moment douloureux.
Je cours, dans un couloir immense et sombre. Je suis à bout de souffle, épuisé. Je pousse une porte et je descends un escalier. Ensuite, un autre couloir. Juste un étage plus bas. Et je cours encore. Je me retourne, je ne vois rien. Rien, à part l’obscurité inquiétante de ce couloir. Pourtant, je sais que je dois continuer à fuir. Que mes ennemis sont là, derrière moi. Qu’ils me cherchent. Alors je cours, de plus en plus vite. Une autre porte, un autre escalier. Le carrelage est beige, sale. Et de nouveau, un couloir. Il y a des tas de portes sur les côtés. Mais elles sont fermées. Impossible de trouver un refuge, une planque. Derrière les vitres de ces portes, des gens me regardent. Mais personne ne m’ouvre, personne ne me vient en aide. Tout le monde semble indifférent à mon malheur. Alors je cours, encore et encore. J’entends des pas derrière moi, des cris derrière moi. Mais je ne vois pas mes ennemis. Je les sens. Là, juste derrière. Invisibles et menaçants. Bientôt, je n’aurai plus la force de courir. Je tomberai au milieu du couloir. Exténué. Effrayé. Et ils me rattraperont. Mais je me réveillerai. Je me réveille toujours avant d’avoir eu le temps de voir leurs visages.
Toutes ces nuits d’horreur, toutes ces fuites éperdues…
Mais bientôt, j’arrêterai de fuir. Parce que j’aurai éliminé mes ennemis.
Avez-vous un cauchemar, Jeanne ?
Suis-je devenu votre cauchemar ?
J’aimerais tant être votre rêve. Protéger vos nuits comme vos jours.
Bientôt, le TER entrerait en gare de Carry-Le-Rouet. Et le trajet continuerait, immuable. Mais, depuis la veille, Jeanne avait une nouvelle peur. Voir les rails se transformer en autel du sacrifice. Avez-vous un cauchemar, Jeanne ? Elle rangea la lettre dans son sac, appuya son front contre le plexiglas. Le convoi s’engagea sur le viaduc de la Calanque-des-Eaux-Salées. Jeanne sentit son cœur aspiré par un vide immense.
Avez-vous un cauchemar, Jeanne ? Oui. Michel.
Il faisait chaud, ce soir. Le dernier train était parti depuis longtemps, la gare dormait. Pas Jeanne. Accoudée au rebord de sa fenêtre de chambre, elle songeait à Elicius. À ses cauchemars. Aux siens, aussi. Comme lui, elle fuyait depuis longtemps. Depuis que Michel s’était enfui, justement. Parti sans rien dire, sans rien expliquer.
— Est-ce à ce moment-là que je suis devenue cinglée ? Non, ça doit dater d’avant. Je ne me souviens plus très bien…
Pas un brin d’air, pas un souffle ne venait soulager la petite ville d’Istres. Ni le cerveau de Jeanne. Elicius, peut-être, l’observait dans la pénombre. Cette idée la fit frissonner.
Elle arrangea ses cheveux, détachés, comme il aimait. Lui, au moins, pensait à elle. Au moins quelqu’un qui pense à moi. C’est déjà ça. Bien sûr, elle aurait préféré que son chevalier servant ne soit pas un criminel assoiffé de sang et de vengeance. Mais il n’était pas que ça. Au travers de ses phrases, elle avait perçu une sensibilité exacerbée, un romantisme rare. Une délicatesse, même. Et il devait être terriblement intelligent pour déjouer la police. Le capitaine Esposito n’était pas près de retrouver le sommeil ! Mais mieux valait ne pas évoquer l’image du capitaine.
— Un salaud, un sale type !
Elle serrait les poings. Mieux valait penser à Elicius. Ça lui faisait moins mal. Oublier les victimes, ce n’était pas si dur, finalement. De simples inconnus. Si elle avait croisé ces hommes et ces femmes, ils ne l’auraient même pas regardée, même pas remarquée. Si elle avait eu besoin d’eux, ils ne l’auraient pas aidée. Ils appartenaient au lot commun. Pire, ils avaient sans doute fait du mal pour attirer la foudre de Jupiter sur leurs têtes. Certes, Elicius ne connaissait pas le pardon. Mais on pardonne souvent trop, par peur, par lâcheté.
Oui, il devait être d’une intelligence exceptionnelle. Un surdoué blessé par la vie. Comme elle. À l’école, elle était la meilleure. Pendant des années, elle avait survolé les programmes, décroché les meilleures notes.
Sans vraiment le vouloir. Parce que cela semblait simple, bien en dessous de ses possibilités. Mais il y avait un prix à payer, une terrible rançon. Une différence qui lui avait coûté cher. Une tête de première de la classe devient vite une tête de Turc. Elle s’était repliée sur elle-même, n’ayant pas su fabriquer son armure.
— J’en ai pris plein la gueule !