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Ouais, plein la gueule. Elle crispa à nouveau les poings. Ouais, plein la gueule ! Au point de saboter son travail, de rater ses études. De gâcher ce formidable potentiel. Histoire de rentrer dans la norme. Que pensez-vous de la cruauté humaine, Jeanne ? Elle ne connaît pas de limite, n’est-ce pas ?

— Non, elle n’en connaît pas. Je suis d’accord avec VOUS, Elicius.

Michel. Le plus cruel de tous. Mais elle ne lui en voulait pas. Elle le regrettait simplement. Il lui manquait chaque jour un peu plus et le vide gagnait du terrain, inexorablement. Il l’avait abandonnée dans un monde sans amour mais elle ne pouvait le condamner.

— Tu aurais pu me dire que tu partais… Je serais partie avec toi, je crois…

— Arrête de dire des conneries, Jeanne ! Et arrête de penser à ce fou !

— Il n’est pas fou. Il souffre, comme moi…

— Et alors ? Toi, tu n’as tué personne ! Si tous ceux qui souffrent devaient assassiner leur prochain, y aurait plus grand monde sur cette planète !

— De toute façon, toi, tu ne comprendras jamais rien ! Tu es complètement bornée !

— Ah oui ? Heureusement que je suis là, tu veux dire ! Je me demande bien ce que tu ferais sans moi…

Jeanne tira les volets et les entrebâilla. Puis elle alla enfin s’allonger sur son lit. Les bras en croix, crucifiée sur le matelas.

— Pourquoi est-ce qu’il me dit dans sa lettre que les victimes m’avaient fait du mal ? Je ne comprends pas…

— Tu cherches à comprendre le raisonnement d’un fou, Jeanne ?

— Oui, j’essaie de le comprendre…

— Eh bien, arrête ! Il est fou, un point c’est tout ! Dénonce-le et après, tu verras, tu seras soulagée…

— Lâche-moi un peu avec ça, s’il te plaît ! Lâche-moi un peu…

— Tu veux que je te lâche ? Que je te laisse tomber ? Et qu’est-ce que tu ferais sans moi, hein ?

— Je partirai avec Elicius. Loin. Très loin…

Fabrice Esposito ne dormait pas, lui non plus. Cigarette après cigarette, café après café, il luttait contre la fatigue. Porté par la rage, la haine même. En le provoquant, le tueur avait franchi une nouvelle étape. À la prochaine, capitaine Esposito. Il fallait que la prochaine rencontre soit la dernière. Qu’il se retrouve face à lui, menottes aux poignets. Mais ils n’avançaient guère. Les membres de son équipe donnaient pourtant le meilleur d’eux-mêmes. Ils avaient passé des dizaines de coups de fil pour recueillir des témoignages. Ils avaient trouvé des gens qui connaissaient les victimes, qui les avaient croisées à l’ESCOM. Mais pour le moment, aucun indice susceptible de les conduire au meurtrier. Rien. Le vide, le flou, le néant. Ils avaient l’impression d’être aveugles, sourds et muets.

Le capitaine s’étira avant de rejoindre Lepage, qui mastiquait un jambon-beurre sous cellophane dans la pièce d’à côté. Le seul à avoir résisté : les autres avaient déserté les bureaux, cédant à l’épuisement.

— Tu veux un sandwich ?

— Non merci, répondit Esposito.

— Et une bière ?

— Ouais…

Il vint s’asseoir à côté du lieutenant et décapsula sa cannette.

— Du nouveau ?

— Bof ! répondit Lepage. La seule info intéressante que j’ai pu avoir, c’est que toutes les victimes se connaissaient bien…

— Ah oui ?

— Ouais… D’après certains témoignages, c’étaient tous plus ou moins des potes… Mais ça commence à dater, cette histoire ! Les gens n’ont que de vagues souvenirs de cette période…

— Continue à chercher dans cette voie… Ça nous conforte dans l’idée que le meurtrier se venge de quelque chose… Quelque chose que ses proies lui ont fait subir à cette époque.

— C’est peut-être un type qui a raté ses études et qui ne l’a pas supporté !

— C’est un peu mince, comme mobile !

L’église la plus proche sonna les douze coups de minuit.

Là, quelque part dans l’immense cité, le tueur se préparait à frapper une septième fois. Impossible de croire qu’il allait s’arrêter maintenant. Le message était clair, prémonitoire, presque : À la prochaine, capitaine Esposito. Il n’avait pas fini son travail de destruction.

— Il faut trouver le mobile de ces crimes, murmura-t-il.

— Je sais ! rétorqua Lepage. Mais franchement, j’ai du mal à me glisser dans la peau de ce mec…

Esposito commença à arpenter le bureau.

— Essayons de réfléchir… Qu’est-ce qu’on fait à l’ESCOM ?

— On apprend à piétiner son prochain ! A le dévorer tout cru !

— Très drôle !

— Je plaisante pas ! Les élèves de cette école sont formés à devenir chefs d’entreprise ou à bosser dans la finance… Ils sont quasiment tous issus de milieux favorisés… Remarque, vu les tarifs pour s’inscrire, c’est pas étonnant !

— C’est si cher que ça ?

— J’aurais pas pu me le payer ! Disons qu’il faut compter onze mille euros par an… Sans compter les à-côtés…

— Effectivement, c’est pas donné !

— Le prix à payer pour transformer des fils-à-papa en requins-tueurs !

— Tu ne les aimes pas trop, on dirait… souligna le capitaine en souriant.

— Bof ! Moi, les bourgeois, c’est pas mon truc… Je viens d’une famille de prolos, tu sais !

— Et moi ? Tu crois que je viens d’où ? Mais la question n’est pas là… Il faut qu’on fasse le tour de tous les étudiants inscrits dans cette école en 1988. Je veux que tu me traces le parcours de chacun…

— C’est ce que je suis en train de faire, soupira Thierry. Mais faudra un peu de temps…

— Du temps, on n’en a pas. Alors, on prend chacun une partie de la liste et on oublie de dormir.

— OK, patron… C’est parti pour une nuit blanche ! Une de plus !

Chapitre treize

Jeanne se réveilla tôt ce samedi matin. Pourtant, elle n’avait pas de train à prendre, rien de particulier à faire. Si, sa première leçon de conduite, prévue à 10 heures. Elle avait enfin décidé de passer son permis, au grand dam de sa mère : tu vas te tuer avec une voiture ! Tu es trop distraite pour conduire ! Pourquoi diable ne lui faisait-elle jamais confiance ?

Elle s’étira méthodiquement avant de se lever. Un poids sur les épaules, une gêne dans la poitrine. Depuis quand n’avait-elle pas eu le cœur léger ? L’esprit clair et insouciant ? Elle ne s’en souvenait plus. Était-ce cette première leçon qui l’angoissait ? Sans doute. Mais il n’y avait pas que cela.

Elicius. Ses meurtres, ses cauchemars, ses menaces.

Le visage du capitaine Esposito, aussi. Elle avait l’impression désagréable d’avoir les pieds dans la boue et la tête dans un sac. D’être sale, coupable. D’ailleurs, elle commença par une douche. Froide, parce qu’il faisait déjà chaud.

En quittant la salle de bains, elle tomba sur sa mère qui sortait du coma nocturne, plantée dans le couloir, l’air hagard. Le regard encore prisonnier des somnifères.

— Bonjour, maman…

— Bonjour, ma fille…

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Rien, j’attendais que tu libères la place…

Jeanne retourna dans sa chambre, s’installa devant sa vieille coiffeuse pour se brosser les cheveux.

Peu après, elle entendit sa mère allumer la télévision. Déjà. Parfois, elle la laissait en marche toute la nuit et s’endormait devant. Croyante aux pieds d’une icône. Perfusion d’images.

Mais comment lui en vouloir ? Elle aussi, avait souffert. Depuis des années, elle ne sortait presque plus, cloîtrée chez elle, repliée dans son monde. Sur sa souffrance. Et sa télévision était une fenêtre sur l’extérieur, le seul lien avec cette réalité brutale.