Chapitre quatorze
L’ESCOM était située dans un quartier chic de Marseille, confortablement installée dans des bâtiments anciens mais rénovés avec goût. Un parc magnifique, un internat, des salles de classe, des amphithéâtres, une cafétéria. Et le bureau du directeur, somptueux.
Esposito fut invité à s’asseoir par M. Grangier qui arborait un sourire crispé face à l’irruption inhabituelle de la police en ces lieux.
— Que puis-je faire pour vous, capitaine… Capitaine… ?
— Esposito. Capitaine Esposito, Police judiciaire. J’ai besoin de quelques informations sur votre établissement.
— Vous avez envie de vous y inscrire ? Vous voulez changer de métier ?
Esposito se mordit les lèvres pour ne pas devenir agressif. Ce type était vraiment un sale con. Ça se lisait sur son visage, son air supérieur, suffisant, sa façon de vous toiser. Ce petit sourire narquois. Méprisant, même.
— Non. Mon boulot me convient très bien et le commerce ne m’intéresse pas. Je mène actuellement une enquête et j’ai besoin de renseignements.
— Une enquête sur quoi ?
— Si vous le permettez, c’est moi qui pose les questions.
Le directeur afficha son agacement et appuya les coudes sur son bureau.
— Je vous écoute…
— Nous vous avons demandé la liste des étudiants de 88…
— Je sais. Et nous vous l’avons transmise. Mais qu’est-ce que vous cherchez au juste, dans cette liste ?
— Nous devons en contacter tous les étudiants… Dites-moi, monsieur Grangier, combien d’élèves s’inscrivent ici chaque année ?
— Environ deux cents…
— Deux cents ?
— Oui. Il y a beaucoup de sections, certaines réservées aux étudiants sortis de fac, d’autres aux élèves ayant décroché leur baccalauréat. Avec mention, bien entendu.
— Bien entendu… Vous êtes directeur de cette école depuis combien de temps ?
— Depuis sa création, annonça Grangier avec fierté. Vingt et un ans ! L’ESCOM a ouvert ses portes en 1982.
— Comment se fait la sélection des élèves ?
— Sur dossier et sur concours.
— Et, en 1988, s’est-il passé quelque chose de particulier, dans la promotion ?
— En 1988 ? Ça remonte à quinze ans, capitaine !
— Je sais. Mais fouillez votre mémoire, je vous prie…
— Je n’ai aucun souvenir particulier de cette année-là…
Esposito se leva, fit quelques pas et se plaça dos au directeur.
— Vous n’avez rien remarqué, ces derniers temps ?
— Que voulez-vous dire ?
— Sabine Vemont ? Ça vous dit quelque chose ? Et Bertrand Pariglia ? Et Marc de Mérangis ?
Esposito tourna la tête. Grangier avait changé de mine. Soudain moins à l’aise. Perturbé. Même son bronzage parfait avait pâli.
— Alors, monsieur Grangier ? Ces noms ne vous disent vraiment rien du tout ?
— Si… Ce sont d’anciens élèves de l’ESCOM…
— Vous savez ce qui leur est arrivé ?
— Oui… Je l’ai appris par les journaux.
— Et cela ne vous a pas interpellé ?
— Bien sûr que si !
— Alors pourquoi n’êtes-vous pas venu nous en parler ?
— Eh bien… Eh bien, j’ai cru à une horrible coïncidence, d’abord. Lorsque Sabine a été tuée, j’ai été très peiné. C’était une brillante étudiante. Une fille formidable…
— Douée ?
— Oh oui ! répondit-il avec un sourire triste. Vraiment exceptionnelle. Elle a d’ailleurs décroché son diplôme avec une mention très bien… Ensuite, il y a eu Charlotte. J’ai simplement pensé que le sort s’acharnait sur les anciennes de l’ESCOM… D’ailleurs, la troisième victime n’était pas une ancienne élève. La suivante non plus… J’en suis donc arrivé à la conclusion qu’il s’agissait bel et bien d’une coïncidence…
— Seulement voilà : la cinquième victime, Bertrand Pariglia était un ancien de l’ESCOM…
— Je sais. Mais, juste après, vous avez demandé la liste des élèves, j’en ai déduit que vous aviez fait le lien entre ces jeunes gens…
— Certes. Mais vous auriez pu nous contacter, monsieur Grangier.
— J’ai songé à le faire. Mais je ne voulais surtout pas que les étudiants soient au courant de cette regrettable affaire… Cela pouvait les déstabiliser, juste avant les examens de fin d’année…
— Avez-vous une idée sur les mobiles de ces différents meurtres ?
— Non, capitaine. Je ne comprends pas pourquoi ce malade s’en prend à eux… Tout de même, deux victimes n’appartenaient pas à notre école… Sans compter Charlotte Ivaldi, qui n’était pas vraiment une ancienne élève. Je pense toujours qu’il s’agit d’un terrible hasard…
— Un terrible hasard ? répéta Esposito. Vous plaisantez ! Le tueur choisit ses victimes et, visiblement, cette école a un rapport avec ces crimes !
— Je vous interdis de colporter ce genre de ragots ! s’emporta soudain Grangier.
Le capitaine resta médusé un instant.
— Vous vous rendez compte du tort que vous pourriez causer à mon établissement ? Il ne s’agit pas d’un vulgaire lycée ou d’une fac ! Il s’agit d’une école supérieure de commerce, monsieur !
— Calmez-vous, monsieur Grangier. Je vous rappelle que mon enquête a un caractère confidentiel ! D’ailleurs, vous avez de la chance que les journaleux n’aient pas encore fait le rapprochement ! Vous imaginez les gros titres ? « Hécatombe chez les anciens de l’ESCOM » ! Ceci dit, je ne sais pas combien de temps encore ils vont l’ignorer…
— Ce serait une catastrophe ! gémit le directeur. Une véritable catastrophe…
De plus en plus pâle, le dirlo !
— Je dois arrêter ce meurtrier avant qu’il ne continue à décimer vos anciens élèves !
— Et qu’est-ce que vous attendez ? rugit Grangier.
— Que vous m’aidiez ! Vous avez bien une petite idée, non ?
— Pas la moindre, capitaine ! Je ne suis pas flic, moi !
Il avait une drôle de façon de dire flic. Un peu comme s’il balançait une insulte, un gros mot.
— Un de vos anciens élèves pourrait-il avoir des motifs de vengeance ?
— Un ancien ? Se venger ? Mais de quoi ?
— Vous ne m’êtes pas d’un grand secours, monsieur Grangier ! Réfléchissez un peu ! J’ai entendu parler de compétition féroce entre les élèves…
— C’est une école de commerce et de management, ici ! s’indigna Grangier. Bien sûr nous inculquons à nos étudiants la force de se battre ! La force de gagner ! Nous en faisons de bons managers, de bons dirigeants ! Pas des mauviettes !
Esposito le considéra avec un sourire en coin.
— Et cet esprit de compétition ne peut-il pas engendrer un esprit de vengeance ?
— Mais ça n’a aucun rapport, capitaine ! Ce tueur est un fou, un lâche ! Certainement pas un de nos anciens étudiants ! Peut-être a-t-il quelque chose contre les gagnants, les battants ! C’est probablement un raté, un exclu de la société qui se venge, oui ! Mais de la réussite de nos élèves ! C’est de la jalousie, de l’amertume !
Esposito comprit qu’il perdait son temps. Il avait espéré des réponses, il ne trouverait rien ici. Rien, à part un sale type, le cul vissé sur sa prestigieuse école. A moins que… À moins qu’il ne sache quelque chose sans vouloir le dévoiler…
— Monsieur Grangier, pouvez-vous me donner votre emploi du temps au moment des différents meurtres ?
— Hein ? Mais vous plaisantez, j’espère !