Il fallait juste choisir son camp, à présent. Un choix qui l’effrayait chaque jour un peu plus. Sombrer totalement dans cette douce folie, rejoindre Elicius. Lui pardonner l’impardonnable.
Ou le dénoncer, le condamner, signer son arrêt de mort.
C’était elle, soudain, qui se retrouvait avec un étrange pouvoir entre les mains. Mais non, elle n’était pas assez forte pour choisir.
Si Elicius venait la chercher, elle le suivrait. N’importe où.
Le train quitta le tunnel des Pierres-Tombées pour s’engouffrer bientôt dans celui des Glaïeux. Des moments de fraîcheur forte agréable que les passagers savouraient pleinement.
Jeanne tenait l’enveloppe entre ses mains ; elle ne l’avait pas encore ouverte. Peur de se brûler les yeux, peut-être. Comme sur ces roches blanches de calcaire illuminées de soleil, éclatantes. Ou peur de tomber définitivement amoureuse d’un monstre. Elle décida d’attendre encore un peu. Elle l’ouvrirait après la gare de Niolon.
Le train abordait maintenant le viaduc de la Yesse, impressionnant, vertigineux. Comme ce sentiment pour Elicius. Grandiose, même. Était-ce cela, l’amour ? Elle ferma les yeux sous le tunnel de la Vesse, frissonnant d’un plaisir incroyable. Un plaisir qui avait fini de balayer la culpabilité et tout le reste. Dans l’obscurité, elle souriait, serrant la lettre dans sa main gauche.
Finalement, après la gare de Niolon, elle patienta encore avant de rejoindre Elicius. Pour savourer ce moment unique. Celui qui précède la rencontre, l’instant avant qu’on ne se touche. Celui où l’on imagine la suite, où l’on s’invente des histoires. Où la réalité ne vient pas tout gâcher.
Un jour, il viendrait la chercher. Il l’enlèverait. Ils prendraient un train tous les deux. Pas celui qui mène à Marseille. Un autre, un qui va loin. En Europe de l’Est, par exemple. Jusqu’en Russie peut-être. L’Orient-Express, pourquoi pas. On peut même aller jusqu’en Chine avec un train. Si on a le temps… Et du temps, elle en avait. Une vie entière.
Ces pensées la menèrent loin ; jusqu’à la gare de Sausset-les-Pins. Là, elle se résolut enfin à quitter les préliminaires pour entrer dans le vif du sujet. Elle déplia délicatement l’unique feuille. Écrite pour elle.
« Lundi, le 8 juin,
Jeanne,
Vous avez fermé les volets de votre chambre, cette nuit. Comme vous avez dû avoir chaud !
Je vous ai donc choquée et je m’en excuse. Je vous promets de ne jamais recommencer. Si, toutefois, je peux résister…
Mais demain soir, vous pourrez laisser vos volets ouverts, je ne serai pas là. Demain soir, je continuerai ma mission. Demain, sonnera le glas du septième coupable. Non, du septième bourreau, devrais-je dire. Après, nous serons enfin libres, Jeanne. Enfin libres… »
Jeanne releva la tête et reprit sa respiration. Savoir que demain soir un autre allait succomber lui étreignit le cœur. Violemment.
Pourquoi me le dites-vous, Elicius ? Pourquoi tant de cruauté ?
« Demain soir, Emmanuel Aparadès sera mort. Je prendrai sa vie et je serai plus fort encore. J’aurai terminé ma mission, débarrassé le monde de cette ignoble engeance. Ensuite, je serai près de vous. Et plus rien ne pourra nous séparer.
Jamais.
Le train ralentissait à l’approche de la Couronne-Carro. Des gens s’étaient levés, quittant la scène avant l’heure. Ignorant le drame qui se tramait sous leurs yeux. Mais Jeanne ne les voyait plus.
Elle regardait la lettre d’un air hagard. Plus de plaisir, à présent. Un déchirement à la place du cœur, une plaie béante qui déversait son immonde chaleur dans tout le corps.
Emmanuel Aparadès… Je ne vous connais pas mais je sais que vous allez mourir… Je sais quel sort vous est réservé… Que vous vous apprêtez à vivre vos derniers instants au travail ou en famille. Vos derniers sourires, vos ultimes paroles. Vos dernières heures d’un sommeil heureux pour laisser la place à l’éternel… Que, demain soir, vous hurlerez votre peur et votre douleur… Quoi que vous ayez pu faire, quelle que soit votre faute, ou votre crime, votre châtiment devient le mien.
Elle ferma les paupières sur l’horreur de la vérité tandis que le train repartait, écrasé de chaleur. Écrasée de souffrance, Jeanne.
Elicius, mon Dieu, ne faites pas ça, je vous en supplie ! Prière perdue dans le tumulte régulier du train sur les rails. Prière sans espoir.
Elle rouvrit les yeux sur les cheminées rouges et blanches endormies de la centrale de Ponteau. Tant de kilomètres déjà. Comme si le train avait accéléré. Comme si les aiguilles du temps avançaient à une vitesse démesurée.
Le dieu Elicius avait décidé de frapper à nouveau et rien ni personne ne pourrait l’arrêter.
Personne, sauf moi.
Chapitre seize
Comme chaque matin, le 6 h 45 s’élança sur les rails. Avec, à son bord, une jeune femme discrète et retranchée dans son monde.
Pourtant, ce matin était différent des autres. Malgré une nuit entière à garder les yeux ouverts, Jeanne n’était pas fatiguée. Facile de ne pas s’endormir ; il suffisait de ne pas prendre de somnifères. Assise sur son lit, face au mur blanc, elle avait affronté un horrible dilemme. Ses propres démons. Pardonnez-moi, Elicius. Pardonnez-moi, mais je ne peux vous laisser continuer. Vous auriez dû me rejoindre hier. Nous serions partis tous les deux, loin de cette horreur. Mais je sais maintenant que je ne vous arrêterai pas avec des mots, ni même avec mon amour. Il me faut donc vous trahir et cette idée me fait mal. Une douleur atroce. Pourtant, je n’ai pas le choix ; vous ne me laissez pas le choix.
Elle regardait filer le paysage, étrange assemblage de couleurs. Des images floues, aucun contour précis. Du bleu, du vert, du blanc. Le soleil n’était pas trop féroce encore. Il attendait patiemment son heure pour mordre… Comme Elicius. Mais ce soir, il tomberait dans un piège. Et il ne comprendrait pas. Cet amour trahi, cette confiance bafouée…
Jeanne avait l’impression qu’un brasier s’était allumé en elle et la consumait lentement. Il avait fallu de longues heures de discussion avec l’autre pour décider enfin de franchir le pas. De longues heures à se battre contre ses sentiments, contradictoires, et ses peurs, profondes. Tu as pris la bonne décision, Jeanne. Tu ne peux pas faire autrement. Tu n’as plus le choix. Ce sera juste un mauvais moment à passer, un mauvais souvenir. Tu vas sauver une vie, Jeanne… Mais je vais en détruire une autre. Celle d’un petit garçon tendre et rêveur. Celle d’un homme qui m’a confié son amour… Non ! Celle d’un monstre ! D’un tueur sans pitié. Tu as pris la bonne décision, Jeanne. Crois-moi…
Elle ferma les yeux, éblouie par les reflets du soleil sur la mer. Tout lui faisait mal, depuis hier. Depuis longtemps.
Tu as pris la bonne décision, Jeanne. Crois-moi… Je ne crois plus en rien.
À la mine fatiguée, mais réjouie du fidèle Lepage, Esposito comprit qu’il y avait du nouveau. Il venait d’arriver au commissariat après une nuit de vrai sommeil. Style coma profond.
— J’ai du nouveau ! annonça Thierry.
— À ta tête, je m’en serais douté ! répondit le capitaine.
— On a presque fini d’interroger tous les anciens étudiants de la promo de Sabine Vemont et des autres…