— Non.
— Je ne comprends rien, Jeanne. Vous dites qu’il s’appelle Elicius, c’est bien ça ?
— Oui. C’est ainsi qu’il signe ses lettres… Mais c’est un surnom. Elicius, c’est Jupiter.
— Jupiter ?
— Le dieu romain, l’égal de Zeus. Elicius, c’est un autre de ses noms. Ça veut dire celui qui fait descendre la foudre.
Esposito nota le surnom sur un calepin, puis fixa son étrange informatrice, qui évitait soigneusement de le regarder. Il remarqua sa jambe droite agitée de spasmes nerveux, ses mains qu’elle tordait l’une contre l’autre comme si elle allait s’arracher les doigts.
— Ça va aller, Jeanne… Vous ne connaissez pas sa véritable identité, c’est bien ça ?
— Non, je ne la connais pas. Juste Elicius.
— Et il vous écrit tous les jours ?
— Presque tous les jours.
— Il envoie ses lettres ici ?
Elle secoua la tête.
— Chez vous ?
Elle répondit encore par un signe négatif.
— Où, alors ?
— Dans le train.
— Le train ???
— Oui. Un jour, j’ai trouvé une lettre à côté du siège où je m’assois toujours. Depuis, j’en trouve une presque chaque jour.
— Bon. Et qui me dit que c’est bien le tueur, l’auteur de cette correspondance ? Que ce n’est pas quelqu’un qui vous fait une mauvaise blague ?
— C’est lui, c’est sûr. Aucun doute. Si vous aviez lu les lettres, vous comprendriez…
— Et pourquoi vous ? Pourquoi vous écrit-il ?
— II… II… Il m’aime, je crois.
Mais pourquoi je lui dis ça ?
— Il vous aime ?
Elle se releva, comme si elle allait à nouveau s’enfuir. Le capitaine se leva aussi, prêt à bondir à sa poursuite.
— Asseyez-vous, Jeanne… S’il vous plaît.
Elle consentit à lui obéir et il reprit son interrogatoire.
— Bien, il est donc amoureux de vous. Ce qui prouve qu’au moins, il a bon goût…
Elle le regarda enfin. Un air étonné sur le visage.
— Depuis quand vous écrit-il ? Une semaine ?
— Non. Depuis… Depuis le deuxième meurtre.
Le visage du capitaine changea d’un seul coup. Comme s’il venait de recevoir un seau d’eau glacée sur la tête.
— Depuis le deuxième meurtre ? répéta-t-il lentement.
Il réalisait soudain tout ce qu’elle lui avait caché. Depuis quatre meurtres !
Il eut brusquement envie de la soulever de sa chaise, de la plaquer contre le mur. De hurler.
Mais il se contrôla.
— Et c’est maintenant que vous venez m’en parler ?! Depuis tout ce temps, vous ne m’avez rien dit ? Alors que vous saviez que c’était lui le tueur !
Elle ne répondit pas, repliée sur sa souffrance, sa culpabilité. Avec l’impression de s’être déshabillée devant lui.
— Eh, Jeanne ! Répondez-moi !
— Je… Je pouvais pas vous le dire !
— Ah oui ? Et pourquoi ?
— II… Il m’a prévenue dans sa deuxième lettre que si je parlais, il me tuerait ! Il m’enverrait en enfer rejoindre les autres !
Cette réponse le calma un peu. Évidemment, dans ce cas…
— OK, fit-il. Je vois. Vous avez ces lettres ?
— Non.
Je ne veux pas qu’il les lise. Je ne les lui donnerai jamais ! Elles sont à moi. Et à moi seule.
— Où sont-elles ? Chez vous ?
— Je… Je les ai brûlées !
Il fronça les sourcils. Elle mentait vraiment très mal.
— Vous les avez détruites ?
— Oui.
— Je ne vous crois pas, Jeanne !
Elle cessa de respirer, prise de panique.
— Où sont ces lettres, Jeanne ?
— Je… Je viens de vous le dire ! Brûlées !
Faut pas la brusquer ! On verra ça plus tard.
— D’accord, vous les avez brûlées. Et dans ses lettres, le tueur vous a-t-il dit pourquoi il commettait ces crimes ?
— II… Ces gens lui ont fait du mal… Ils méritaient tous de mourir…
— Vraiment ? Il se venge, c’est bien ça ?
— Oui.
— Quel mal lui avaient-ils fait ?
— Je ne sais pas. Il m’a pas dit. Juste qu’ils avaient détruit sa vie. Et plusieurs autres vies…
Cet interrogatoire ne finirait-il donc jamais ?
Partir en courant.
Prendre le train, s’enfuir très loin. Mais Elicius va me retrouver. Et me tuer.
— Bien. Donc, ce soir, il va assassiner Emmanuel Aparadès. C’est ce qu’il vous a écrit ?
— Oui.
— Quand ?
— Ce soir.
— Non ! Je voulais dire, quand vous a-t-il écrit cela ?
— Hier soir. C’était dans la lettre d’hier soir.
— OK, hier soir. Il ne vous a rien révélé d’autre ?
— Non. Rien… Qu’après celui-là, ça serait fini. Oui, c’est le dernier… Ensuite, nous serons libres.
— Nous ? Comment ça, « nous » ?
De pis en pis. Comment sortir de ce bureau ? De ce bourbier ? Sauter par la fenêtre, peut-être…
— Qu’est-ce que vous entendez par « nous » ? insista le capitaine.
— Mais je sais pas moi ! C’est lui qui a écrit, pas moi…
Esposito alluma une cigarette, gardant le silence un moment. Elle ne pouvait pas tout avoir inventé. Aparadès appartenait à la promo de Sabine Vemont à l’ESCOM. Comment aurait-elle pu le deviner ? Elle était certes un peu bizarre, mais certainement pas affabulatrice.
— Comment dépose-t-il les lettres dans le train ?
— Je sais pas. Je les trouve tous les soirs, dans le 17 h 36.
— Quel est ce train ?
— Le Marseille-Miramas.
— Vous habitez où, Jeanne ?
— Istres.
— Istres ?
— Oui.
Tiens ! Comme Grangier. Mais quel rapport ?
— Qu’est-ce qui vous a décidé à venir me voir aujourd’hui ?
— II… C’est la première fois qu’il me prévient d’un meurtre. Je pouvais pas le laisser faire ça. Je pouvais pas…
Elle semblait vivre un véritable calvaire et le capitaine eut soudain un peu pitié d’elle.
— C’est très bien de m’avoir prévenu, assura-t-il.
Elle se dressa et le foudroya du regard.
— Oui, comme ça, maintenant, il va me tuer ! Il avait confiance en moi et maintenant, il va me tuer !
— Mais non, Jeanne ! Nous allons l’arrêter et il ne pourra plus vous faire de mal ! Il cessera de vous harceler…
— Mais il ne me harcèle pas ! Il m’aime !
Putain, mais tais-toi, Jeanne ! Tais-toi !
— OK… Calmez-vous…
— Vous allez le tuer ? C’est ça ?
— Le tuer ? Mais non ! Quelle idée ! Nous allons tendre une souricière au domicile de cet Aparadès. Et nous le cueillerons en douceur…
— Je veux pas qu’il meure !
Merde ! Elle est amoureuse de lui ou quoi ?
— J’veux pas qu’il meure… C’est… C’est pas de sa faute ! II… Il les a tués parce qu’il a souffert ! C’est pas de sa faute… J’veux pas qu’il meure !
Esposito la regardait se débattre, oscillant entre colère et compassion.
Tout ce temps perdu… tous ces gens assassinés alors qu’elle détenait la clef ! Qu’elle aurait pu l’éviter ! En revoyant les visages et les corps torturés, ce fut la colère qui prit le dessus. Et puis, cette façon ignoble de prendre sa défense ! « J’veux pas qu’il meure ! » On aurait dit une gamine trop gâtée qui faisait un caprice !
— Vous auriez dû m’en parler beaucoup plus tôt ! lança-t-il soudain.