Elle commença à se mordre les lèvres, un petit filet de sang coula sur sa peau claire… Tandis qu’elle lacérait ses avant-bras avec ses ongles…
Lepage ne bougeait pas, grotesque dans son incompréhension alors qu’Esposito avait bondi de son fauteuil. Merde ! Mais qu’est-ce qu’elle a ? Il contourna son bureau, bouscula Lepage et essaya d’empoigner Jeanne par les épaules.
La sanction fut immédiate, une droite en pleine figure. Il vacilla mais resta debout, surpris plus que sonné. Lorsqu’il releva la tête, il la vit en train de frapper le mur. Des coups de poing, des coups de pied…
— Mais arrêtez ! s’écria-t-il. Jeanne ! Arrêtez !
Son front heurta la cloison avec une incroyable brutalité. Il se jeta à nouveau sur elle. Lepage réagit enfin et vint au secours de son ami. À eux deux, ils maîtrisèrent la furie et la plaquèrent sur le sol.
— Putain, mais calmez-vous !
Elle essayait de parler alors qu’elle arrivait à peine à respirer.
— Mon… Mon… Mon sac…
— Votre sac ? Thierry ! Va chercher son sac !
Le lieutenant lâcha prise et se précipita dans la pièce d’à côté à la recherche du fameux sac. Et pourquoi le sac, d’ailleurs ? Il revint en courant avec l’objet.
Esposito avait relevé la jeune femme mais la tenait toujours dans ses bras pour éviter qu’elle ne se blesse davantage.
— Vide le sac ! ordonna-t-il.
Lepage s’exécuta. Le capitaine repéra instantanément le tube de médicaments.
— C’est le tube vert, Jeanne ? Jeanne, répondez-moi ! C’est le tube vert ? C’est ça que vous voulez ?
— Oui ! hurla-t-elle.
Lepage l’ouvrit et le tendit à son chef.
— Combien il en faut ? Jeanne, combien de comprimés ?
Elle fit un signe avec sa main. Parce qu’elle n’arrivait plus à parler, étranglée par sa souffrance.
— OK, deux… Va me chercher un verre d’eau ! Vite !
Lepage repartit en courant. Esposito prit le risque de libérer sa prisonnière et de l’installer sur une chaise. Moins d’une minute après, elle avalait les comprimés sous le regard inquiet des deux policiers. Mais il fallait encore que le remède agisse. Agitée de spasmes, la respiration bloquée, Jeanne semblait sur le point de mourir.
— Vous voulez que j’appelle un toubib ? demanda le capitaine.
— Laissez-moi tranquille ! Laissez-moi !…
Il s’écarta un peu, craignant de recevoir un nouvel uppercut.
Jeanne s’aida de la chaise, se remit sur ses jambes. Envie de mordre, de frapper. Faire sortir cette monstruosité qui avait pris possession de son corps. Devant ces inconnus. Spectacle désolant, insupportable honte.
Esposito restait sur ses gardes, prêt à intervenir au moindre signe de démence.
Jeanne fit deux pas en avant, s’appuya au bureau. Et soudain, elle se mit à hurler. De quoi vous glacer le sang.
Avec une incroyable rapidité, elle se précipita à nouveau contre le mur, ne contrôlant plus rien. Il fallait que ça sorte. Il fallait qu’elle s’assomme de coups, qu’elle trouve la sortie de cet enfer…
Elle fut à nouveau maîtrisée, plaquée au sol. Et, cette fois, les deux policiers ne la lâchèrent plus. De longues minutes d’angoisse… puis, enfin, le corps de Jeanne se détendit… Et ses yeux se fermèrent doucement. Elle respirait presque normalement, à présent.
— C’est bon, Thierry. Tu peux la laisser, maintenant, chuchota le capitaine. Jeanne, vous m’entendez ?
Elle hocha la tête.
— Ça va mieux ?
Encore un signe de tête qui voulait dire oui.
— Vous voulez que j’appelle un médecin ? Qu’on vous emmène à l’hôpital ?
— Non…
C’était si faible qu’il n’était pas sûr d’avoir entendu.
— Je vous conduis à l’hôpital ?
— Non ! Non !
— D’accord, ne vous énervez pas. Je vais vous soutenir pour vous lever.
Putain ! J’aurais dû y aller mollo avec elle. Que je suis con ! Il la releva doucement et l’aida à s’allonger sur la vieille banquette où il dormait parfois.
— Vous voulez boire ? Vous voulez un café ? De l’eau ? Qu’est-ce que vous voulez, Jeanne ?
— Mourir…
Il ressentit un choc dont la violence le déstabilisa. Elle avait dit cela avec tant de sincérité… Un instant, elle rouvrit les yeux sur ceux du capitaine. Toujours aussi verts, toujours aussi beaux. Inquiets, à présent.
— Ne dites pas ça…
— Demandez-lui de s’en aller, murmura-t-elle.
— Pardon ?
— Dites-lui de s’en aller… L’autre. Je veux plus qu’il me regarde…
Esposito tourna la tête.
— Thierry, laisse-nous, s’il te plaît.
— OK ! Si tu as besoin de « l’autre », tu sais où le trouver…
— Merci, Thierry.
La porte claqua violemment. Esposito s’assit juste à côté d’elle.
— Je suis désolé, dit-il. Je ne voulais pas… Je ne pensais pas…
— Vous êtes un salaud…
Ce verdict le blessa.
— C’est faux ! protesta-t-il. Et puis, qu’est-ce qui vous a pris, hein ?
Elle gardait les paupières closes, proche de l’évanouissement. Les comprimés du tube vert traçaient leur chemin, larguant lentement leur doucereux poison dans ce corps exténué. Plus de barrières, plus de règles à présent. Un moment étrange. Le calme après la tempête, une libération.
Le capitaine comprit que le moment était propice aux confidences.
Il prit sa main glacée dans la sienne.
— Pourquoi voulez-vous mourir ?
— Parce que j’ai mal…
Les yeux toujours fermés. Bercée par la drogue qui s’emparait de son cerveau. Nouvelle prison, plus douce, moins douloureuse.
— Qu’est-ce qui vous fait mal, Jeanne ?
— Il avait confiance en moi et je l’ai trahi…
— Elicius ?
Elle hocha la tête.
— Vous deviez le faire, Jeanne. Cet homme est un assassin.
— Il me faisait confiance. Et je l’ai trahi… Il me faisait confiance. Il m’aimait.
— Il est fou, Jeanne !
— Parce qu’il m’aime ?
— Mais non ! Parce qu’il tue !
— Il tue parce qu’on lui a fait du mal.
— Je le sais. Mais ce n’est pas une bonne raison… Il n’y a pas de bonne raison de tuer, d’ailleurs…
— Il m’aimait et je l’ai trahi… Je mériterais qu’il me tue, moi aussi…
— Ne dites pas ça !
— Il m’aimait et je l’ai trahi… Mais pourquoi j’ai fait ça ! Pourquoi ?
— Vous ne voudriez pas de l’amour d’un assassin, Jeanne ?
— Personne ne m’aime, jamais… Personne ne se soucie de moi… C’est comme si j’existais pas ! Y a que lui qui m’a vue. On ne peut pas faire attention à moi si on est normal !
Si. Moi, je vous ai vue. Et je crois que je suis normal. Il lâcha sa main et soupira. Un bon psy serait le bienvenu pour lui filer un coup de main ! Il attrapa un mouchoir en papier dans le tiroir puis essuya délicatement le sang qui coulait de sa lèvre et de son arcade sourcilière. Elle avait enfin rouvert les yeux. Un regard beau et désarmant, une douleur colorée. Il ne put s’empêcher de caresser son visage et elle n’opposa aucune résistance. Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? Il enleva sa main et lui sourit.
— Ça va mieux ?
— Oui.
— Vous pouvez pleurer, si vous voulez…
— Je ne pleure jamais.
— Jamais ? Même pas une petite larme de temps en temps ?