— Vous l’avez lu, oui ou non ?
— Oui… Vous avez raison. Vous allez rester ici et ensuite, vous prendrez le train comme d’habitude. Vous m’appellerez en arrivant chez vous.
— Pourquoi ? Vous vous inquiétez pour moi ?
— Évidemment ! Qu’est-ce que vous croyez ?
— Pourtant, tout à l’heure, vous m’avez traitée comme une criminelle !
— Je suis désolé, Jeanne. Mais vous avez commis une faute grave en nous cachant cette correspondance…
— Je ne peux pas aller en prison… Ma mère va en mourir…
— Et… Votre père ?
Jeanne eut un frisson à peine perceptible.
— Mon père ? Il est parti. Ça fait longtemps.
— Désolé… En tout cas, je ne crois pas que le juge vous enverra en prison. J’ai appelé le procureur et il m’a dit que je pouvais vous laisser en liberté… C’est plutôt bon signe. Bien sûr, vous serez amenée à vous expliquer devant un juge. Mais bon, vu les menaces qu’il a proférées contre vous, je pense que vous ne serez pas trop inquiétée…
Il alluma une cigarette et elle sembla se détendre un peu. Se décrisper.
— Je devrais peut-être aller travailler, suggéra-t-elle.
— Vous y tenez vraiment ? s’étonna le capitaine.
— Non, mais…
— Mais c’est toujours mieux que de rester avec moi, c’est ça ?
— C’est pas ce que je voulais dire… Elles savent ?
— Non. Personne ne sait que vous êtes là.
Elle regarda sa montre : midi.
— Vous voulez déjeuner ? proposa le capitaine.
— Non, merci. Je n’ai pas faim.
— Je vais vous laisser… J’ai beaucoup de travail. Vous pouvez dormir, si vous voulez. Et si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas, je suis à côté…
Il disparut. Jeanne déplia ses jambes. Il faisait chaud, encore. Pourtant, elle se mit à grelotter. Qu’est-ce qui va m’arriver ? Mon Dieu ! Mais qu’est-ce qui va m’arriver ? Il ne va rien t’arriver, Jeanne. Ce fou va être arrêté et tu seras enfin tranquille. Tu aurais dû parler plus tôt…
Elle ferma les yeux, entendit une autre voix. Grave et un peu cassée… Vous m’avez trahie, Jeanne. Vous rejoindrez les autres en enfer. Là où est votre place. Pourtant, je croyais en vous. Je vous aimais…
Elle rouvrit les yeux et fut surprise de ne voir personne dans le grand bureau.
— Moi aussi, je vous aimais.
Au moment de monter dans le train, Jeanne hésita. Et s’il était là, ce soir ? S’il savait déjà ? S’il avait vu les policiers venir chez moi ?
Elle jeta un œil à gauche, puis à droite. Le soleil étincelait sur la livrée bleue de la BB qui chauffait son moteur avant de s’élancer. Rien de particulier, rien à signaler.
Elle monta à bord et trouva sa place libre. Comme si personne n’avait osé y toucher. Y avait-il une lettre ? Une dernière lettre ? Elle sentit son cœur se serrer davantage. Pressé comme un fruit mûr, écrasé dans un étau puissant, il libérait un jus poisseux dans ses veines. Alors, elle glissa sa main sur le côté et caressa la douceur de l’enveloppe. Il lui avait écrit ; lui, ne l’avait pas trahie ; lui, continuait de l’aimer. Fidèle poète, obscur poète.
Le train démarra et Jeanne vit le quai s’éloigner. Est-ce que mon sac est bien fermé ? Quelle importance ? Elle tenait la lettre entre ses doigts, ultime cadeau. Celle-là, elle la garderait secrète. Elle ne dirait pas au capitaine qu’il lui avait écrit, ce soir. Garder un souvenir d’Elicius. Une trace ailleurs que dans la mémoire ou dans la chair. Comme les photos de Michel. Quelque chose à regarder pour se souvenir. Du meilleur puis du pire.
Il faisait moins chaud maintenant. Le ciel s’était couvert, préméditant un orage d’été. Violent. Elicius avait-il ce pouvoir aussi ? Celui de faire tomber la foudre, la vraie ?
Jusqu’à la gare de l’Estaque, premier arrêt du voyage, Jeanne resta immobile. Bercée seulement par le mouvement du train, par les soubresauts légers et réguliers. Il repartit et un aiguillage l’emmena vers sa destination. Alors, enfin, elle se décida à ouvrir l’enveloppe. La même écriture, toujours. Noire et ronde, belle et appliquée. Une lettre d’adieu sans le savoir.
« Mardi, le 9 juin,
Ma chère Jeanne,
Il est encore tôt et déjà, je pense à vous. Je vous écris depuis la gare Saint-Charles. Perdu dans la salle des Pas Perdus, j’observe les gens pressés, ceux qui hésitent. Et ceux qui se déchirent, qui se séparent. Pourquoi faut-il se séparer quand on s’aime ? »
Jeanne dut s’arrêter quelques instants. Déjà. Elle se tourna vers la mer, espérant peut-être y noyer le feu qui dévorait sa tête. Grise, la Grande Bleue, ce soir. Même le soleil s’était incliné devant tant de douleur. Ils vont vous tuer, Elicius ! Ou pire : vous enfermer de nouveau ! Mais qu’ai-je fait ? Qu’avez-vous fait ?
« Pourquoi faut-il se séparer quand on s’aime ? Moi, je pense qu’il n’y a rien de plus beau ou de plus important. C’est si rare d’aimer quelqu’un, de l’aimer vraiment. Je le sais depuis que vous êtes entrée dans ma vie. Que vous êtes devenue mon seul rêve, ma seule réalité. Pendant des années, j’avais de la haine à la place du cœur. De la haine à la place du sang. Pendant des années, je n’ai pas eu de rêve. Seulement celui de me venger. Celui de me libérer, aussi. Et j’ai compris que les deux étaient liés. Que tant qu’ils vivraient, je ne pourrais respirer. Mais tout cela est bientôt terminé. Nous pourrons oublier. Ensemble.
Ne croyez pas que je ne ressens rien dans ces moments-là. Je vous assure que je souffre. Mais les images qui me hantent, celles qui m’étouffent depuis si longtemps, guident mes gestes. Il faut le faire, je dois le faire.
J’espère que je pourrai aller au bout de ce pèlerinage de l’enfer. Qu’ils ne me trouveront pas. Parfois, j’y pense et je me vois à nouveau derrière des barreaux.
Alors, je ne souhaite qu’une chose : s’ils me trouvent, je préfère encore qu’ils me tuent. La mort est préférable à la prison, Jeanne. Quelle que soit la prison, d’ailleurs. J’ai été privé trop longtemps de ma liberté. Je ne le supporterais pas une seconde de plus.
Ne laissez jamais quelqu’un prendre votre liberté, Jeanne. C’est ce que vous avez de plus précieux. Croyez-moi.
Et si jamais je suis pris, si jamais je ne peux vous offrir ma vie, sachez que je penserai à vous jusqu’à la dernière seconde. Gardez-moi seulement une petite place quelque part en vous. Ne m’oubliez pas. Comme vous n’avez pas oublié Michel. Dans votre cœur, je continuerai d’exister. Et c’est le plus bel endroit pour exister.
A bientôt, mon amour.
Mon amour… C’est la première fois qu’il m’écrit ces mots. La première fois que je les entends. Il pleuvait, maintenant. Une kyrielle de petites gouttelettes qui s’étiraient le long des vitres, emportées par la vitesse, happées par le vent. Une libération, enfin. Un soulagement.
Mon amour…
Des larmes du ciel, aussi froides que celles de Jeanne étaient brûlantes.
Chapitre dix-huit
Jeanne ne pouvait dormir, une fois encore. Assise en tailleur sur son lit, veillée par la faible lumière d’une petite lampe, elle pensait à Elicius. Il était sans doute déjà prisonnier du capitaine Esposito, devenu immense oiseau de proie aux serres terrifiantes. Posée à côté d’elle, la dernière lettre, la seule qui resterait. Lue et relue des dizaines de fois. Mon amour…