— Arrête de te foutre de notre gueule, connard !
Zamikellian écarquillait les yeux, n’essayant même pas de se dégager. Il cherchait seulement à respirer. Alors, Esposito le ramena sur sa chaise et se planta face à lui.
— Tu préfères qu’on t’appelle Elicius, c’est ça ?
— Je comprends rien ! gémit le prévenu. Je comprends rien du tout à ce que vous me dites… C’est dingue ! Complètement dingue…
— C’est toi, le dingue ! balança Lepage avec un rire sardonique.
Esposito ouvrit la fenêtre de son bureau et respira le calme.
La pluie continuait à tomber, sans relâche, refermant patiemment les blessures de la canicule. Le jour n’allait pas tarder à se lever et la grande cité semblait comme soulagée. En sécurité.
Le capitaine se retourna face à Zamikellian et tenta d’accrocher son regard. Pas de défi dans ces yeux. Juste de la peur. Il l’avait imaginé autrement. Plus grand, plus fort.
— Bon, reprenons, dit-il. Vous étiez bien étudiant à l’ESCOM entre 1988 et 1990 ?
— Oui. Mais putain, je vous l’ai déjà dit !
— En fait, Elicius, vous leur en vouliez d’avoir réussi là où vous avez échoué. C’est bien ça ?
Encore et toujours ce drôle de regard craintif et fuyant. On dirait presque qu’il ne comprend rien à ce que je lui raconte. C’est un sacré comédien. Mais on ne me la fait pas ! Les mêmes questions, encore et encore. Les mêmes réponses, hésitantes. Des contradictions qui finiraient par aboutir à la vérité. Aux aveux. Alterner les coups de gueule, les menaces et le calme. Voilà le secret pour les faire passer à table.
— C’est parce que vous connaissiez bien Aparadès que vous l’avez gardé pour la fin ?
— Mais quelle fin ? Quelle fin !
— Arrêtez de mentir, Zamikellian. Arrêtez d’aggraver votre cas…
Ne pas penser au sommeil, ni à la fatigue qui envahit chaque parcelle du corps. Comme une gangrène. Lui aussi est épuisé. Ses alibis ? Je vais les faire tomber. Ils n’ont aucune valeur. Le faire craquer. Même s’il est résistant. Je le serai plus que lui.
Chapitre dix-neuf
Mercredi 10 juin.
Le TER avançait vite, ce matin. A moins que ce ne soit la peur d’arriver au commissariat. La peur de savoir, de connaître la fin de l’histoire. De voir le visage d’Elicius, de croiser son regard. Ou d’apprendre sa mort.
La pluie s’était enfin arrêtée. Mais pas les larmes de Jeanne. Elle les cachait derrière ses lunettes teintées… Tant de choses à pleurer. A regretter. Mal à en mourir.
Tu as sauvé quelqu’un, Jeanne ! Souviens-toi de cela… Mais j’ai tué quelqu’un !
Combien de temps allait durer cette torture ? Combien de temps ?
Arrête de penser à lui, Jeanne ! C’est terminé. D’ailleurs, tu ne l’as jamais vu ! Tu ne sais même pas à quoi il ressemble ! Il est peut-être laid ou défiguré !… Drôles d’arguments, ceux de l’autre. Pas de quoi la consoler.
Saint-Charles se profila à l’horizon. Le soleil avait repris ses droits, un fort mistral l’ayant poussé jusqu’à Marseille. Il faisait presque froid et Jeanne frissonna en posant le pied sur le quai. Elle se retourna vers le train, le contempla quelques instants. Pas de fuite vers le métro, ce matin. Tant pis si j’arrive en retard. C’est sans importance. Plus rien n’est important. Il n’y aura pas de lettre, ce soir. Le train sera vide, désert, stérile. Comme mon cœur. Comme moi.
Elle s’avança d’un pas lent vers la gare et entra sous la verrière. En se retournant une dernière fois, elle aperçut un homme, debout près des voies. Il la regardait. Il était trop loin pour qu’elle puisse le distinguer avec précision, mais sa silhouette lui était étrangement familière ; un habitué de cette station, sans doute… Est-ce que mon sac est bien fermé ? Oui, il est fermé.
Elle repartit en direction de la salle des Pas Perdus, se retourna encore. Pour voir s’il l’observait toujours. Mais il n’était plus là. Disparu, évaporé. Emporté par le mistral. En plus, j’ai des visions. Ça s’arrange pas, ma pauvre Jeanne.
Esposito entra dans le bureau, salua les secrétaires et s’arrêta en face de Jeanne, pétrifiée sur sa chaise.
— Je vous offre un café ?
Ce n’était pas une charmante invitation. Plutôt un ton autoritaire qui ne souffrait aucun refus.
Jeanne, lentement, le suivit jusque dans le couloir sous le regard curieux des autres filles. Dès que la porte refermée les protégea de l’indiscrétion, le capitaine pivota vers Jeanne et resta silencieux un court instant.
— Comment ça — va ? demanda-t-il.
— Ça va… Vous… Vous l’avez arrêté ?
— Oui. Il est ici depuis cette nuit. On l’a chopé devant la maison d’Aparadès à minuit et on a trouvé l’arme des crimes dans sa voiture… On a aussi saisi chez lui le papier à lettres et le stylo avec lesquels il vous écrivait…
Le sang qui se glace, l’estomac qui se tord. Jeanne hésitait entre le soulagement, la peine et la peur.
— Nous allons le placer en salle d’identification et vous allez nous dire si vous le reconnaissez…
— Mais… Je ne l’ai jamais vu !
— Depuis le temps qu’il vous suit partout comme un petit chien, vous avez dû l’apercevoir sans y faire vraiment attention… Peut-être son visage vous dira-t-il quelque chose…
— Je ne crois pas… Comment s’appelle-t-il ?
— Olivier Zamikellian…
— Connais pas…
— Venez avec moi, ordonna le capitaine.
Pas de café, en vérité. La pire des besognes. Le dégoût mêlé à l’excitation. Elle allait enfin connaître l’apparence d’Elicius, mettre un regard sur les mots.
— Il pourra me voir ? demanda-t-elle avec angoisse.
— Non. C’est une glace sans tain.
— II… Il a avoué ?
— Non. Pas encore…
Tellement de hargne dans ce « pas encore ». Pas encore, mais je vais y arriver. Pas encore, mais je vais le briser.
Ils gagnèrent une pièce plongée dans la pénombre. Esposito fit avancer Jeanne jusque devant un grand rideau.
— Il est derrière, indiqua-t-il. Avec quatre autres gars. Dites-moi simplement si l’une de ces têtes vous parle…
— D’accord…
Il tira le rideau et Jeanne eut un mouvement de recul.
— Ils ne peuvent pas vous voir, rappela Esposito. Prenez votre temps, observez-les bien…
Elle se mit à détailler chaque prévenu, à la recherche d’un souvenir, d’une impression.
Mais aucun de ces hommes ne lui inspirait la moindre réminiscence, la moindre émotion. Laisse-toi guider par ton instinct, Jeanne. Laisse-toi guider… Mais son instinct restait muet. Rien.
Au bout de quelques minutes, elle se retourna vers Esposito, lui adressant une mimique désolée.
— Je n’en reconnais aucun, murmura-t-elle.
— Le trois ? Son visage ne vous dit rien ?
— Le numéro trois ?
— Oui, le trois… Regardez-le bien.
Elle se focalisa sur le trois. Un grand type à la mine patibulaire. Et mal rasé, en plus.
— Non, répondit-elle enfin. Je ne l’ai jamais vu… C’est lui ? C’est Elicius ?
— Non. Elicius, c’est le numéro deux…
— Le deux ? Mais alors, pourquoi…
— Pourquoi le trois ? Pour voir si vous étiez honnête…
Elle s’en trouva blessée et il s’en aperçut.
— C’est un test classique. Les gens se forcent souvent à reconnaître des types qu’ils n’ont jamais vus de leur vie, juste pour ne pas décevoir les enquêteurs…