Mais Jeanne ne l’écoutait plus. Elle dévisageait le numéro deux. Elicius. Elle ne l’avait pas du tout imaginé comme ça. Plutôt petit, un peu chétif, les épaules courbées, le regard éteint, les mains osseuses. La barbe naissante, sans doute le résultat de sa nuit en garde à vue. Il semblait perdu, déboussolé.
— Vous êtes sûr que c’est lui ? demanda-t-elle soudain.
— Oui. Pourquoi ?
— Je… Je ne crois pas que ce soit lui…
— Mais… Vous venez de me dire que vous ne l’aviez jamais vu !
— C’est vrai… Mais… Avec ses lettres, avec ce qu’il m’a dit, j’ai l’impression que je pourrais le reconnaître si je l’avais en face de moi..
— Ne soyez pas ridicule, Jeanne !
— Je… Je sais que ça peut paraître bizarre, pourtant, je suis quasiment sûre qu’il n’est pas parmi eux…
— Elicius est là, devant vous. Le numéro deux !
— Je ne crois pas, capitaine. Ce n’est pas lui, ce n’est pas sa personnalité… Si c’était lui, je le sentirais…
— Vous faites erreur, Jeanne !
Elle se concentra encore sur le numéro deux, tentant de se persuader que le capitaine avait raison. Après tout, c’était bien lui qui avait été arrêté à minuit chez Emmanuel Aparadès. En possession de l’arme des crimes.
C’était simplement son imagination débordante qui l’avait trahie. Elle avait passé des heures, des nuits, à peindre le visage d’Elicius dans ses rêves, ses cauchemars. Sur les murs et le plafond de sa chambre. Sur les façades des gares, les wagons d’un train ; sur la blancheur des roches calcaires et le bleu de la Méditerranée. Sur le rythme des rails et le défilé des quais. Dans le ciel clair et l’obscurité des tunnels. Tant d’heures passées avec lui et, ce matin, un étranger…
Un visage qu’elle n’arrivait pas à reconnaître.
— Je peux m’en aller ?
— Oui…
— Merci.
Elle posait la main sur la poignée de la porte lorsque le capitaine la prit par le bras.
— Jeanne ?
Sans tourner la tête, elle fixa la porte.
— Je… Je suis désolé si je vous ai fait du mal, hier. Je… je ne voulais pas, je vous assure… Vous savez, j’ai réfléchi et je me suis dit que vous n’aviez pas vraiment eu le choix. Vous aviez peur et…
— J’avais peur, c’est vrai. Mais il n’y avait pas que cela…
— Quoi d’autre ?
La pénombre des lieux incitait aux confessions.
Sa main sur mon bras, comme une brûlure, douce et rassurante…
— Je… Je n’ai pas l’habitude qu’on m’aime… II… Il m’a dit des choses tellement belles, tellement touchantes… Je crois que je n’avais pas envie que ça s’arrête…
Il va se mettre en colère, il va hurler. Tant pis. Pourquoi serre-t-il mon bras comme ça ?
— Je comprends, fit-il.
Elle le regarda, interloquée.
— Je comprends, Jeanne, répéta-t-il en souriant.
— Vous vous moquez de moi, c’est ça ? s’écria-t-elle soudain en se dégageant.
— Pas du tout, Jeanne. Je sais que vous êtes mal à l’aise parce que j’ai lu les lettres qu’il vous a écrites, mais il ne faut pas… Pourquoi pensez-vous que personne ne peut vous aimer ?
— Pouvez pas comprendre… ni jolie, ni intéressante.
Elle avait murmuré cela d’une voix si faible qu’il n’avait sans doute pu entendre. Elle serrait la poignée de la porte comme pour se retenir de tomber. Il serrait son bras comme pour l’empêcher de se sauver.
— Je vous trouve très jolie… Et dotée d’une personnalité rare.
Cette fois, elle poussa la porte et s’enfuit dans le couloir. Laissant Esposito seul face à ses questions.
Une interrogation, cette fille. Et moi, qu’est-ce qui me prend ? Pourquoi je lui ai dit ça ? Je suis con ou quoi ? Il alluma une cigarette et se tourna vers les prévenus, Elicius et les autres, résultats d’une nuit d’arrestations. Des conducteurs ivres, des dealers. La faune de la nuit…
Il s’éclaircit la voix et prit le micro.
— C’est bon. Tout le monde en cellule ! Le numéro deux, dans mon bureau.
La pause déjeuner dans les rues de Marseille.
Jeanne se laissait guider par le mistral qui commençait déjà à faiblir, laissant présager du retour de la chaleur. Elle ne sortait jamais, d’habitude. Mais comment rester dans ce commissariat aujourd’hui ? S’éloigner le plus loin possible, ne pas risquer de croiser son regard. Marcher pour se vider la tête. Il n’y aura plus de lettres. Il me trouve jolie. Il ment, forcément.
Beaucoup de gens dans ces rues. Le cœur de Marseille ne s’arrête jamais de battre. Une vitrine de magasin en guise de miroir. Son reflet, légèrement déformé.
Elle avait mis ses lunettes teintées, détaché ses cheveux. Une jolie robe. Elle avait changé. Elle était toujours la même, pourtant. Une façade pour cacher l’indicible. Les blessures partout, les plaies qui refusent de guérir. L’horreur qui se dessine au fond de ses yeux. Il ment, c’est impossible. Il n’y avait qu’Elicius qui pouvait me trouver jolie. Il faut avoir souffert pour aimer ma souffrance, pour me remarquer. Ou même simplement pour savoir que j’existe. Lui ne peut pas. Lui ne sait pas. Pourtant, je n’ai jamais réussi à parler à quelqu’un comme je lui parle.
Une autre vitrine, toujours le même reflet. La terrasse d’un café, bondée.
Ici, on aime lézarder au soleil avant de retourner s’enfermer dans l’ambiance climatisée d’un bureau. Ici, on vit dehors, au grand jour. Même la nuit. Ici, on parle fort, pour avoir le dernier mot sur le mistral, sans doute. Ici, on rit fort, avec des gestes démesurés. On revendique son accent comme une marque de fabrique. Ici, on est dans le sud et ça s’entend.
Jeanne aurait volontiers bu un café, elle aussi. Mais se mêler à la foule, elle n’avait jamais su. Même si c’est le meilleur moyen de passer inaperçue. Comment affronter tous ces regards ennemis, blessants ? Comme s’ils pouvaient voir à l’intérieur. Est-ce que mon sac est bien fermé ? Oui, il est bien fermé. Ça ne suffit pas à me rassurer. Rien ne peut me rassurer. Il n’y avait que Michel qui savait. Une seule parole suffisait à me réconforter. A m’arracher un sourire. Un rire, même.
Depuis quand je n’ai pas ri ? Depuis qu’il est parti. Un jour glacial. Un jour de février.
Esposito se planta face à Solenn qui téléphonait à son petit copain. Le veinard. Elle bredouilla quelques mots, « oui, moi aussi, faut que je te laisse », puis elle raccrocha et regarda son patron avec un petit air docile. Un truc imparable.
— Je voudrais que vous me fassiez une recherche, dit-il.
— Oui, bien sûr…
— Je voudrais que vous me trouviez tout ce que pouvez sur Jeanne…
— Jeanne ? La secrétaire ?
— Exactement.
— Mais pourquoi ?
— Et pourquoi pas ?
— Tout de suite, patron…
— Et vous seriez gentille d’aller m’acheter un paquet de cigarettes…
— Oui, pas de problème…
Il repartit vers son bureau et Solenn l’interpella.
— Capitaine !
— Oui ?
— Qu’est-ce que vous voulez savoir sur elle, exactement ?
— Tout. Sa vie, son passé. Tout. Interrogez sa mère, ses voisins, ses proches. Trouvez son dossier administratif, scolaire et tout le reste.
— Mais… Qu’est-ce que je vais inventer pour mener cette enquête ?
— Je vous rappelle qu’elle va être inculpée d’obstruction à la justice, lieutenant. Ça devrait suffire comme prétexte, non ?
— Oui.
— Pour sa mère et ses proches, vous n’avez qu’à invoquer une enquête de moralité du fait de son appartenance à la police. Ça marche toujours, ce genre de truc…