— D’accord, patron. Mais ça m’étonnerait que je trouve quelque chose d’intéressant…
— Ne discutez pas, lieutenant !
— Bien patron. Je ne discute pas !
Encore son petit air soumis avec, en prime, un sourire insolent. Il regagna son bureau, fermant la porte derrière lui. Retour dans le huis clos. Depuis ce matin, la confrontation. Il résistait encore. Pourtant, Lepage et Esposito faisaient tout pour le faire craquer. Même la chaleur était de la partie, rendant ce moment plus difficile encore. Une chaise en bois, dure et inconfortable. Pas un gobelet d’eau. Les poignets menottés. Mais il résistait…
Un dur à cuire, cet Elicius.
— Reprenons, dit le capitaine en allumant la dernière cigarette de son paquet…
— Je pourrais avoir un verre d’eau ? demanda Zamikellian.
— Racontez-moi donc ce que vous veniez faire chez Emmanuel Aparadès à minuit…
Le suspect soupira et secoua la tête. Un terrible cauchemar. Je vais forcément me réveiller.
— J’ai déjà répondu à cette question cent fois… murmura-t-il.
— Eh bien, tu vas répondre une cent-et-unième fois ! martela Lepage. Qu’est-ce que tu foutais chez ce type à minuit ?
— J’ai eu un message sur mon portable… Un texto. Il me demandait de venir le rejoindre. Qu’il avait un boulot intéressant pour moi mais qu’il ne serait pas chez lui avant minuit. Que c’était urgent. Que ça ne pouvait attendre…
— Le problème, Elicius, c’est…
— Ne m’appelez pas comme ça ! implora Zamikellian.
— Le problème, monsieur Elicius, c’est qu’Emmanuel Aparadès déclare ne jamais vous avoir envoyé de message… Et qu’aucun message de la sorte n’apparaît dans votre messagerie !
— Mais je l’ai effacé ! s’écria le prévenu. Bordel ! Mais pourquoi j’ai effacé ce putain de message de merde !
— Calmez-vous, Elicius… Restez poli !
— Vous avez qu’à demander un relevé de mes appels !
— De vos appels ? Mais ce n’est pas vous qui avez appelé, non ?
— Non, mais… Il doit bien y avoir trace de cet appel quelque part !
— Vous comptez m’apprendre mon métier, Elicius ? demanda Esposito en souriant. Nous avons contacté le service compétent mais ce genre de recherches prend beaucoup de temps… Parlez-moi plutôt du rasoir retrouvé dans votre voiture… D’ailleurs, le labo m’a appelé tout à l’heure et il s’agit bien de l’arme qui a servi à tuer les six victimes…
— J’ai jamais vu ce rasoir !
— Vraiment ? Il est venu tout seul dans ta caisse, c’est ça ? ironisa Lepage.
— Ne me tutoyez pas !
— C’est vrai, Thierry ! Ne tutoie pas monsieur Elicius. Ce n’est pas parce que c’est une ordure, que tu peux te permettre des familiarités envers lui… Même les fous ont droit à de la considération…
Esposito ouvrit un dossier posé devant lui, en sortit quelques photographies. S’approchant lentement du suspect, il lui mit les clichés sous les yeux.
— Du travail d’orfèvre, Elicius ! A gerber ! Tu t’es acharné sur tes victimes, on dirait ! Ça te plaît de découper les gens en morceaux ? C’est ton passe-temps favori ? Mais peut-être que t’en avais gros sur la patate, pas vrai ?
Zamikellian vit défiler des corps sans vie, du sang, des peaux lacérées. Des anciens camarades de promo. L’horreur absolue.
Il avait envie de vomir et tourna la tête sur le côté. Mais Esposito le saisit brutalement par la nuque.
— Tu vas regarder, fumier ! Affronte tes morts en face !
— Mais c’est pas moi ! hurla Zamikellian. C’est pas moi ! Arrêtez, merde ! Arrêtez !
Il se mit soudain à pleurer et le capitaine le lâcha. C’était le moment de porter l’estocade.
— Trop tard pour pleurer, Elicius ! Tu les as tués ! Massacrés ! J’ai même pas besoin de tes aveux pour t’envoyer en taule jusqu’à la fin de ta vie !
Il se pencha vers lui et changea de stratégie
— Ça te ferait du bien d’avouer, murmura-t-il. Tu verras, tu te sentiras mieux après… Tellement soulagé…
— Mais c’est pas moi ! C’est pas moi !
Esposito soupira et retourna s’asseoir derrière son bureau. Coriace, cet Elicius.
— Tant pis, dit-il enfin. J’ai toutes les preuves qu’il me faut. Pas besoin que tu t’allonges. On a l’arme du crime, le papier à lettres et le stylo… Le juge va t’enfoncer. T’es mort, Elicius. T’es parti pour perpet’…
— Ouais ! renchérit Lepage. En taule ou à l’asile !
— C’est pas moi !
Il n’avait presque plus la force de clamer son innocence. Il pleurait encore. Effondré. Égaré dans un cauchemar sans fin. Le capitaine fit un signe à son adjoint et celui-ci s’empara du prévenu.
— Fous-moi ça au trou !
Un instant plus tard, Esposito était seul dans son bureau. Confronté à une drôle d’impression. « Je ne crois pas que ce soit lui. » La voix de Jeanne. Une simple impression écrasée par les faits, les preuves. La réalité. Le dossier était en béton armé, le meurtrier hors d’état de nuire. Il eut envie d’une cigarette mais ne trouva qu’un paquet vide.
— Merde ! Mais qu’est-ce qu’elle fout !
Il passa dans la pièce d’à côté, y trouva Solenn pendue au téléphone. Encore avec l’autre.
— Lieutenant ! Raccrochez-moi ce putain d’appareil !
Elle obtempéra sur le champ, d’un air coupable.
— J’ai vos clopes, patron, dit-elle avec une désarmante mimique.
Elle lui tendit le paquet et il le lui arracha des mains.
— Désolée pour le téléphone, ajouta-t-elle.
Esposito alluma une cigarette et lui décocha un regard noir.
— Mais qu’est-ce que vous avez à lui raconter, toutes les cinq minutes ? demanda-t-il.
— Rien… C’est juste pour lui parler… Lui dire que je pense à lui.
— Ah oui ? Il en a de la chance !
— Vous trouvez ? répondit-elle d’un air mutin.
Là, elle m’allume !
— Oui, je trouve.
— Moi, je trouve que c’est votre femme qui a de la chance…
Je rêve !
— Je n’ai pas de femme !
— Vraiment ? Et… votre alliance ?
— Je… Je suis divorcé.
— Ah… Désolée, je ne savais pas.
— Pas grave.
— Pourquoi vous gardez l’alliance, alors ?
— Pour que les gamines dans votre genre me foutent la paix…
Là, je l’ai mouchée ! Elle avait perdu son petit air insolent. Elle vacillait encore de la gifle reçue. Il lui sourit et tourna les talons. Satisfait.
— Et mettez-vous au boulot, lieutenant ! ajouta-t-il en claquant la porte de son bureau.
L’après-midi touchait à sa fin. Le capitaine savourait ce moment de répit. Il allait enfin pouvoir s’accorder quelques jours de congé. Il venait de recevoir les félicitations du Pacha et du procureur. Des félicitations relatives : six meurtres avant l’arrestation, c’est beaucoup. Beaucoup trop. Mais l’important, c’était que le tueur soit enfin entre les mains de la justice. Aspiré dans l’infernale machine judiciaire. L’honneur de la police est sauf. Le monstre est en cage, la population va enfin pouvoir dormir tranquille. Et moi aussi !
Dommage que je n’aie pas pu obtenir ses aveux. Mais je l’ai bien cuisiné et il va peut-être craquer devant le juge.
L’équipe avait déserté les locaux, chacun ayant enfin quartier libre. Une bonne nuit de sommeil en perspective. Alors pourquoi ressentait-il une étrange appréhension ? Son instinct le trompait rarement. Et son instinct lui disait de se méfier. Quelque chose ne tournait pas rond dans cette histoire.