Pourquoi ? Ça, il ne le savait pas.
Chapitre vingt
Une belle journée, ce vendredi. Un soleil radieux mais une chaleur supportable. Le capitaine s’était accordé un jour de congé dont il avait passé une partie à bricoler sur son bateau mouillé à Marseille. Un rafiot minable qu’il retapait depuis des années. Un vieux rêve, en somme…
En milieu d’après-midi, il avait quitté le port pour venir chercher sa fille à la sortie de l’école. Un vrai week-end s’annonçait, en tête à tête avec sa petite princesse. Quelques jours rien que pour eux deux. Sans urgence, sans travail.
Assis à la terrasse d’un bar, juste en face du portail de l’école, il buvait un café en fumant une cigarette. Dans une petite heure, elle allait sortir et il était heureux. Ou presque…
Quelque chose lui faisait mal ; quelque chose d’indéfinissable, de flou. Jeanne, sans aucun doute. Il avait beau se répéter que cette fille était sans importance, il ne pouvait cesser de penser à elle. Presque contre son gré. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas été ému par une femme, qu’il n’avait pas ressenti ce drôle de saignement au cœur. Allez ! Faut l’oublier, maintenant ! Des nanas, je peux en avoir d’autres ! Et puis, je vais passer un super week-end avec ma fille, je vais l’emmener au cinoche, lui offrir une balade en mer. Elle me racontera ses petits secrets, ses rêves d’enfant. Les histoires de ses copines. Elle me fera un ou deux caprices, pas bien méchants. C’est ça, qui compte. Qu’elle soit heureuse de retrouver son père. Jeanne n’a pas eu de père, elle. Ça y est, je pense encore à elle…
Le ciel s’était couvert, à présent. Il pleuvrait ce soir. Son portable sonna et il quitta les nuages : c’était le commissariat. Il soupira et accepta l’appel.
— Patron ? C’est Solenn…
— Je suis en congé, lieutenant… Vous vous rappelez ?
— Oui, je sais… Désolée de vous déranger, mais j’ai les infos que vous m’avez demandées…
— Les infos ? Quelles infos ?
— Sur Jeanne… J’ai pensé que vous voudriez connaître les résultats mais si je vous dérange, on verra ça lundi…
— Non, allez-y, je vous écoute…
— Je vous préviens, sa vie, c’est un peu les Misérables !
— Allez à l’essentiel, Solenn !
— D’accord… Vingt-huit ans, pas mariée… Vit encore chez sa mère, à Istres… Son père s’est barré peu de temps après sa naissance. Elle ne l’a pas connu…
— Elle est fille unique ?
— Non. Elle avait un frère aîné…
— Avait ?
— Oui, il s’est suicidé quand elle avait treize ans… Depuis ce jour-là, sa mère s’est arrêtée de travailler parce qu’elle est tombée en dépression…
— Comment s’est-il suicidé ?
— Il s’est pendu… C’est Jeanne qui l’a trouvé en rentrant de l’école…
— Mon Dieu !
— Ouais, je vous avais prévenu, c’est pas très gai !
— Continuez…
— Eh bien, ensuite, la petite Jeanne a fait trois ou quatre séjours en hôpital psy… D’après sa mère, elle est schizo… C’est une barjo, quoi !
— C’est tout ? coupa Esposito d’une voix tranchante.
— Heu oui… Elle a eu son bac, a fait deux ans de fac. Ensuite, elle a réussi le concours de la police et elle est arrivée chez nous il y a environ un an… Voilà. Sinon, des trucs sans importance… Je laisse le dossier dans le tiroir de votre bureau, comme ça, vous le lirez lundi…
— On sait pourquoi son frère s’est suicidé ?
— Non, pas vraiment. Il n’a rien laissé. Ni lettre ni explication. La mère m’a dit qu’il était dépressif… Ça doit être de famille ! Une tare héréditaire !
— OK… Merci, Solenn…
Il raccrocha et commanda un deuxième café. Puis il regarda sa montre : encore une demi-heure à attendre. En pensant à Jeanne, bien sûr. Blessée, trop profondément pour guérir peut-être. Il secoua la tête, comme si cela pouvait suffire à l’ôter de son esprit…
Son portable se manifesta à nouveau.
— Et merde !
Il décrocha.
— C’est moi… La voix du fidèle Lepage.
— … Désolé de te déranger, mais j’ai un gros problème… Faut que tu viennes.
— Quel problème ?
— Un autre cadavre…
— Comment ça, un autre cadavre ?
— Ben… Faut que tu viennes à l’ESCOM… Grangier s’est fait dessouder !
Le capitaine faillit lâcher son téléphone.
— Quoi ? s’écria-t-il.
— Il a été tué dans les sous-sols de l’école. Faut que tu viennes, Fabrice…
Esposito resta silencieux quelques secondes. C’était forcément un cauchemar. Tout se mélangeait dans sa tête, Zamikellian, Grangier, Jeanne. Elicius.
— J’arrive, dit-il enfin.
Il raccrocha puis composa le numéro de son ex-femme tout en cherchant de la monnaie dans sa poche.
— C’est moi, Fabrice… Faut que tu viennes chercher la petite à l’école…
— Mais je croyais que tu t’en chargeais !
— Oui, mais j’ai une urgence… Je suis obligé d’aller sur place…
— Comme toujours !
— Écoute, c’est pas le moment !
— C’est jamais le moment avec toi ! Elle va être déçue, tu sais !
— Je dois te laisser… Dis-lui que je passerai la prendre demain matin. Salut…
— Salut…
Il régla l’addition et partit en courant vers sa voiture. Je le sais, qu’elle va être déçue ! Pas la peine de me le balancer en pleine gueule ! Si elle croit que ça m’amuse !
Il grimpa dans sa voiture, mit la sirène en marche. Tout au long du trajet, il tenta de se rassurer ; le meurtre de Grangier n’avait peut-être rien à voir avec Elicius. C’était peut-être une autre affaire, une horrible coïncidence ? Impossible que j’aie commis une telle erreur. Impossible que j’aie envoyé un innocent en taule. Que le véritable tueur soit toujours en liberté. Impossible ! Et pourtant, je savais que quelque chose ne tournait pas rond dans cette affaire.
— Putain, c’est pas vrai ! lâcha Esposito.
— On est dans la merde, confirma Lepage.
Ils regardaient sans trop y croire le cadavre de Grangier, le directeur de l’ESCOM en personne, retrouvé mort dans les sous-sols de sa chère école.
À genoux contre un mur, les mains liées dans le dos. La gorge tranchée. Le médecin légiste livra ses premières conclusions.
— Il a été tué il y a moins de deux heures, annonça-t-il.
— Putain, on est dans la merde ! répéta Lepage. C’était pas Zamikellian… Ce fou s’est bien foutu de nous !
Esposito restait pétrifié face au corps sans vie. Tout s’écroulait, il ne comprenait plus. Et, soudain, son cerveau se remit à fonctionner.
— Merde ! s’écria-t-il.
Il regarda sa montre : 17 heures.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Lepage avec inquiétude.
— Jeanne !
Chapitre vingt et un
Jeanne monta dans le train, la main crispée sur son sac. Elle s’assit à sa place, même si n’importe quelle autre place pouvait convenir, désormais. Même si cette place lui rappelait trop de choses. Trop de lettres, trop d’amour.