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Il n’y avait pas grand monde dans le wagon, ce soir. Quelques habitués, quelques inconnus. Le train quitta Saint-Charles et Jeanne posa son sac à ses pieds. Elle n’avait pas apporté de roman, elle allait s’ennuyer. Elle pensait à Elicius, elle pensait au capitaine Esposito. Deux êtres que tout séparait ; tout, sauf elle. J’ai été tellement nulle, avant-hier. Tellement nulle ! J’aurais dû lui dire que je le trouvais beau, que j’avais envie de vivre quelque chose avec lui… Si t’étais pas si conne, ma pauvre Jeanne ! Tu t’es comportée comme une gamine de quinze ans ! Morte de peur, Jeanne !

Les murs, les tags, la chaleur lourde avant l’orage. La lumière grise qui filtrait au travers des nuages déjà épais. Un train d’enfer. Elicius, encore. Oublie-le, Jeanne ! Il est en prison, là où est sa place !

Le train prenait de la vitesse. Jeanne, mélancolique, sombrait doucement. Son visage se reflétait dans la vitre sale. Qui es-tu, Jeanne ? De quoi es-tu capable ? Fuir, trahir, mentir. Voilà tout ce dont je suis capable. Jugement brutal et sans appel… Les mots d’Elicius vinrent à son secours. Si beaux, si touchants. Ces mots qu’elle ne lirait plus…

Instinctivement, elle glissa sa main à droite du siège pour éprouver le vide. Mais ses doigts effleurèrent quelque chose de familier. Non ! C’est pas possible ! Paniquée, elle enleva tout de suite sa main. Comme si elle venait de se brûler. Non ! C’est pas possible ! Elle tremblait, maintenant. Mais il fallait qu’elle en ait le cœur net. Alors, elle prit l’enveloppe. Toujours la même. La même écriture sur le même papier. D’un geste mal contrôlé, elle déplia l’unique feuille. Seulement quelques lignes. Quelques mots qui allaient forcément changer le cours de sa vie.

« Vendredi, le 12 juin,

Jeanne,

Il y a des choses irréversibles. Des blessures inguérissables. Vous étiez ma seule source de vie et d’espoir. La seule personne qui comptait. Mais je devais savoir si je pouvais avoir confiance en vous. Savoir si vous m’aimiez autant que je vous aime. Il fallait que je sache, Jeanne. Et maintenant, je sais. Je sais à quel point votre trahison m’a fait mal. À quel point elle a brisé mes derniers espoirs.

J’ai tué sept bourreaux.

Sept sur huit, Jeanne.

Notre rencontre aurait dû être la plus belle. Pour vous, elle sera la dernière.

Elicius. »

Jeanne retenait ses cris, sa peur. Ce n’était pas lui qui était tombé dans le piège : c’était elle. L’amour devenu haine, le temps était venu de payer le prix de la trahison.

Sept sur huit, Jeanne…

Elle ferma les yeux et se vit morte. Il viendrait cette nuit, chez elle. A moins qu’il ne l’attende sur le quai, à l’arrivée. Peu importe où et quand. Sept sur huit… Mais après tout, elle méritait ce châtiment. Et soudain, elle sentit que quelqu’un prenait place à ses côtés. Lui, déjà. Son cœur se crispa une dernière fois et, curieusement, la peur s’en alla doucement. La mort, ce n’est pas si grave. Pas si terrible, quand c’est la sienne. De toute façon, elle n’était bonne à rien. Morte depuis longtemps, déjà.

Alors, elle rouvrit les yeux.

Il était là, assis à côté d’elle.

C’était lui, elle le savait. Ce visage, elle le connaissait. Effacé depuis longtemps. Enseveli sous une tonne de mauvais souvenirs.

— Bonsoir, Jeanne…

— Bonsoir…

— Vous savez qui je suis, n’est-ce pas ?

— Oui, je le sais.

— Et la raison de ma présence ?

— Je… Je regrette de vous avoir trahi… Mais je n’avais pas le choix. Je ne pouvais pas laisser mourir cet homme…

— Rien à foutre de lui ! Un pauvre type sans importance. Je n’ai jamais eu l’intention de le tuer…

— C’était juste pour moi ? Pour me tester ?

— J’avais besoin de savoir.

— Vous ne m’avez pas laissé le choix… Vous ne m’avez laissé aucune chance…

— Si, Jeanne. Vous pouviez me suivre. Vous pouviez, me croire…

Le TER s’arrêta en gare de l’Estaque. Jeanne tourna la tête vers le quai. Appeler au secours ? Personne n’entend jamais les appels au secours. Pendant des années, elle avait appelé, en vain. Personne jamais ne répond. Alors, à quoi bon essayer encore ? La mort sera peut-être douce.

— Vous savez, je me suis occupé du septième cet après-midi… Le pire de tous, sans doute…

Elle oublia de respirer.

— Qui ?

— Grangier, le directeur de l’ESCOM…

— Expliquez-moi, s’il vous plaît… J’aimerais comprendre…

Elle l’observa tandis que le train repartait. Tant de douleur dans ces yeux. Sur ce visage. Il avait dû être beau, mais il était défiguré par la souffrance. Ses mains étaient pleines de cicatrices, de traces de brûlures.

Elle le connaissait, elle en était certaine. Mais pourquoi n’arrivait-elle pas à rassembler ses souvenirs ?

— Vous ne me reconnaissez pas, n’est-ce pas Jeanne ?

— Non, je ne vous reconnais pas… Pourtant, je suis certaine de vous avoir déjà vu… Souvent, même. Expliquez-moi…

— Vous expliquer ? Vous n’avez donc pas compris ?

— Non.

— Tous ces gens, tous ceux qui sont morts vous ont pourtant fait tant de mal, Jeanne !

— Michel ?

— Oui, Michel.

Elle ferma les yeux. Sous le choc.

— Michel était mon ami, reprit Elicius. Le meilleur et le seul véritable ami. Comme un frère…

— Vous êtes… Vous êtes…

Si longtemps qu’elle ne l’avait pas vu… Même son regard avait changé. Elle ne se souvenait plus de son prénom ; juste qu’il avait été l’ami fidèle. Un jeune homme idéaliste et plein de vie. Elle en avait été amoureuse, gamine.

Et elle le reconnaissait à peine aujourd’hui.

— J’ai changé, n’est-ce pas ?

— Tellement…

À partir de cet instant, ils plongèrent dans un affreux silence.

Tant d’images revenaient, si vite, si violentes. Des questions aussi. Mais Jeanne n’osait pas les poser.

— Nous descendrons à la prochaine station, dit soudain Elicius. Ma voiture est garée là-bas.

— Où allons-nous ?

Il ne répondit pas. Alors, elle prit son sac et le serra contre elle. Il était fermé. Elle entendait son portable qui sonnait. Esposito qui la cherchait, sans doute. Qui voulait la prévenir du danger. Trop tard. Impossible de reculer, de fuir. Elle avait trahi Elicius, elle avait trahi Michel.

La gare de Niolon se présenta, il se leva.

— Venez, ordonna-t-il en prenant sa main.

Elle ne chercha pas à résister et le suivit jusqu’au quai. Puis jusqu’à son véhicule. Sans dire un mot, sans protester. La tête vide ou trop pleine. Il démarra et ils quittèrent le parking. Au moment où les premières gouttes de pluie tombaient. Où une voiture de police arrivait. Jeanne aperçut le visage du capitaine, lointain. Mais lui ne l’avait sans doute pas vue. Trop tard.

Souffrirait-il de sa mort ? Elle préféra se dire que oui. Ça la rassurait un peu.

Début d’un voyage hors du réel, hors du temps. Destination de mort et de vérité. Rejoindre Michel. Depuis le temps qu’elle en rêvait…

Ils s’arrêtèrent près d’une plage désertée pour cause de pluie. Il sortit, elle resta pétrifiée sur son siège.