Elle ferma les yeux ; à quoi ressemblait Elicius ? Pour le moment, elle ne voyait qu’un être sanguinaire, des yeux rouges, des dents acérées. Une sorte de monstre à visage inhumain. Rouvrir les yeux, vite. A gauche, la Méditerranée qui projetait son dégradé de bleus à l’infini. À droite, ensuite, l’étang de Berre. Un train cerné d’eau, un train sauvage. Encore un arrêt en gare de Martigues ; Jeanne en profita pour vérifier que son sac était bien fermé. Et le régional continua son chemin, entre cauchemar et réalité. Immense zone industrielle qui dressait sa sinistre silhouette au-dessus des flots : on arrivait à Fos-Sur-Mer. Il ne restait plus que les stations de Rassuen, où le train ne prenait pas la peine de s’arrêter, et celle d’Istres. D’habitude, à ce stade du trajet, elle rangeait son roman et enfilait son blouson. Pour être parmi les premiers à descendre. Mais ce soir, elle n’était pas pressée de quitter ce wagon. Sans doute parce qu’elle s’y sentait en sécurité. Et s’il m’attendait à la gare ? Il va peut-être me suivre, jusque chez moi… Son esprit était bien loin de son corps. Il glissait sur les voies, survolant les panoramas dont la laideur ou la beauté ne la touchait même plus. Complètement absorbée par des images hypnotiques, les mots d’Elicius qui dansaient dans son crâne comme de petits insectes au vol bruyant et désordonné. Elle pensait à ces femmes, victimes de la main qui lui avait écrit ces mots d’amour, si beaux, si touchants. Deux cadavres qui venaient de briser la belle aventure. Déjà.
Soudain, un bruit la fit sursauter ; un type, trois fauteuils devant, venait d’éternuer. Jeanne fit une grimace de dégoût puis reprit sa contemplation. Elle réalisa alors qu’elle ne connaissait pas le paysage qui défilait derrière les vitres. Son visage se crispa et elle se leva d’un bond sous le regard curieux des autres passagers.
Les deux mains appuyées contre la fenêtre, elle cherchait un point de repère. Quelque chose à quoi se raccrocher. Mais elle s’aperçut que les ennemis la fixaient. Alors, elle retomba sur son siège et vérifia que son sac était bien fermé. Ne pas s’affoler, ne pas perdre son sang-froid. Quelle était la gare après Istres ? Miramas. C’était celle de Miramas. Mais peut-être le train l’avait-il déjà dépassée ? Non, impossible : Miramas était le terminus. Comment avait-elle pu rater Istres ? À moins que… À moins que le train ne se soit pas arrêté du tout. Il y avait peut-être un problème technique. Ou bien quelqu’un l’avait détourné ! Non, on ne détourne que les avions, pas les trains ! L’angoisse montait et, fort heureusement, le TER commença à ralentir.
Jeanne se leva à nouveau et vit approcher un quai. Un panneau bleu : Miramas. Elle avait raté deux gares ! Ça ne lui était jamais arrivé… Elle regarda sa montre : 18 h 40. À peine dix minutes de retard. Dix minutes qu’ils avaient dépassé Istres !
Les portes s'ouvrirent, Jeanne se précipita sur le quai et se mit à courir vers la grande bâtisse de verre et d’acier qu’elle connaissait à peine.
À bout de souffle, elle consulta les horaires des régionaux et constata que le prochain Miramas-Marseille passait à 19 h 35. Arrivée à Istres à 19 h 44. Plus d’une heure de retard ! Elle alla s’asseoir sur un banc et prit son portable dans son sac à main. Elle devait appeler sa mère et appréhendait ce moment.
— Allô ?
— Maman ? C’est moi…
— Où es-tu, ma chérie ?
— À Miramas…
— Miramas ? Mais qu’est-ce que tu fais à Miramas ?
— Je me suis endormie dans le train et j’ai raté Istres…
— Endormie ? Tu vois, je te l’avais dit ! Tu te couches trop tard !
— Tu passes des heures à rêvasser et ensuite, tu es fatiguée ! Et tu t’endors dans le train ! Et si tu ne t’étais pas réveillée, hein ? Si tu avais continué jusqu’à Arles !
— Mais ce train s’arrête à Miramas, maman…
— Même ! Jusqu’à Miramas ! Tu vas rentrer tard ?
— Le prochain train arrivera à Istres à huit heures moins le quart…
— Huit heures moins le quart ! On va encore manger à n’importe quelle heure ! Encore ?
— Et pourquoi encore ? Je rentre chaque soir à l’heure. Et, chaque soir, la table était mise à 19 h 30. Invariablement.
Une vie réglée comme du papier à musique. Un peu comme celle d’un vieux couple.
Elle éloigna le téléphone de son oreille et ferma son esprit à cette voix qui lui faisait mal. Mais dont, pourtant, elle ne pouvait se passer. L’amour passionnel unissant ces deux femmes, avait quelque chose de fascinant et en même temps d’effrayant. Parce que Jeanne avait vingt-huit ans et que sa mère la traitait toujours comme une adolescente. Elle repensa soudain au jour où elle lui avait annoncé qu’elle avait un poste à Marseille. C’est pas le bout du monde, Marseille. Néanmoins, ce fut un déchirement atroce. Sa mère, en larmes, assise sur le vieux fauteuil du salon. Et Jeanne, debout face à elle et qui n’arrivait pas à pleurer.
Pourquoi n’arrivait-elle jamais à pleurer ? Tu n’as pas de cœur, ma fille ! Tu es un monstre ! Non, elle n’était pas un monstre. Elle ressentait des émotions. Surtout des craintes. Pourtant, elle n’arrivait jamais à fondre en larmes. Comme un froid immense en elle. Un cœur prisonnier de la glace. T’en fais pas, maman, je ne prendrai pas un appartement à Marseille. Je ferai le trajet chaque matin et chaque soir…
— J’ai plus de batterie, maman. Ça va couper. À tout à l’heure !
— Mais…
Jeanne raccrocha et remit son portable dans le sac. Il était bien fermé, elle fut rassurée. Elle regarda autour d’elle : un quai presque désert, un soleil de mai à l’agonie. Rassurée encore par la solitude que lui offraient ces lieux. Ce soir, dans sa chambre, quand sa mère dormirait enfin, elle relirait la lettre d’Elicius. Elle aurait presque pu pleurer.
Presque.
Chapitre trois
Les yeux perdus dans Jupiter. Un grand livre ouvert sur le petit bureau, une faible lumière par-dessus. Appuyée sur ses coudes, le regard imprécis, Jeanne était comme absente. La fenêtre de sa chambre entrouverte, un petit filet d’air froid traversait la pièce obscure. Ambiance intime, solitude entière… En apparence. De l’autre côté de la cloison, sa mère dormait encore. À peine 5 h 30 du matin ; Jeanne n’avait pas regardé son réveil, pourtant. Seulement entendu les éboueurs.
Une nuit blanche, une de plus. Elle avait l’habitude ; ça lui arrivait souvent. Des insomnies qui la poursuivaient depuis l’enfance. Des tourments inexpliqués, peut-être peur de ses rêves, miroirs de ses angoisses. Elle referma le livre sur la mythologie grecque et romaine, puis relut encore la deuxième lettre du tueur. Non, Elicius, c’est mieux. Ça fait moins peur.
Dans une demi-heure, se doucher, s’habiller et prendre son café dans la cuisine. C’était toujours sa mère qui le lui préparait. Ensuite, le chemin de la gare, à peine deux cents mètres à pied. Encore moins à vol d’oiseau. Le défilé des trains berçait son univers depuis si longtemps. Depuis toujours. Cette maison l’avait vue naître, grandir. Devenir insomniaque. Elle se leva et alla à la fenêtre, respirer un peu. Istres sortait doucement de sa torpeur nocturne, le petit jour filtrant déjà au travers de la brume de l’étang de Berre. Le 5 h 40 n’allait pas tarder à s’élancer vers Marseille. Elle ne pourrait le voir, seulement l’entendre. Comme Elicius. Seulement le lire. Elle remit la lettre dans l’enveloppe et cacha le tout dans un tiroir fermé à clef. Sans oublier de mettre la clef dans le sac. Puis elle se mit à marcher, pieds nus sur le parquet. Et à soliloquer à voix basse.