— Tu dois aller parler aux flics…
— Parler aux flics ? Mais t’es cinglée ! Il va me tuer si je parle aux flics !
Elle tournait autour du bureau, les bras croisés, la tête penchée en avant.
— Ah oui ? Il va te tuer ? Tu as peur de lui, c’est ça ? Oui, c’est ça ! Avoue-le !
— Non, je n’ai pas peur de lui ! Mais il a confiance en moi et je ne peux pas le trahir…
— Le trahir ? Mais tu parles d’un tueur ! Un putain de tueur en série ! Tu dois aller parler aux flics ! T’as qu’à voir le capitaine Esposito. Avec ces deux lettres, tu vas lui en boucher un coin ! Tu vas voir qu’après ça, il va te remarquer…
— Me remarquer ? Et après ? Ça changera quoi, hein ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Tu sais très bien que ça ne servira à rien qu’il me remarque !
Une toupie qui tourne sur elle-même, encore et encore. Combat avec un adversaire invisible. Une solitude à deux, en vérité. Jeanne gravitait toujours autour du bureau, ses pieds glissant sur le bois ciré.
— Je vais me ridiculiser si je vais voir Esposito ! J'irai pas…
— Te ridiculiser ? Tu préfères le laisser continuer ? Le laisser continuer à tuer alors que tu peux l’arrêter ? Mais, ma pauvre Jeanne, tu es morte de trouille ! C’est pitoyable ! Regarde-toi…
— Arrête de me faire chier, maintenant ! J’irai pas voir Esposito ! Je vais attendre. Un point c’est tout !
Le mystérieux double se replia dans l’ombre, vaincu, et Jeanne arrêta enfin de tourner en rond.
Sa mère s’était levée. Elle était dans la cuisine, elle préparait le café. Il était l’heure de rejoindre le monde du jour, celui du vivant. Seule contre tous ; seule, mais pas vraiment.
Après une douche rapide, elle s’habilla puis ouvrit les volets de sa chambre. Et le 6 h 16 s’élança à la poursuite du 5 h 40. Sans la moindre chance de le rattraper.
Une journée entière à attendre. À appréhender le retour vers Istres, le troisième courrier d’Elicius. Mais il ne lui écrirait peut-être pas chaque jour. Il ferait sans doute des pauses. Jeanne rangea ses affaires : crayons, stylos et agrafeuse regagnèrent le tiroir dans un ordre martial. Le portable dans le sac, le sac bien fermé. Le capitaine Esposito n’était pas passé aujourd’hui. Sans doute était-il de repos. Ou avait-il trop de travail. Et si Elicius avait encore frappé ? Elle se leva et enfila son blouson.
— Au revoir, à demain…
— A demain…
Elle fut la première à partir, comme chaque soir. Elle s’en allait plus tôt parce qu’elle habitait loin. En échange, elle ne prenait qu’une courte pause entre midi et deux.
L’escalier et deux étages à descendre.
Dehors, le soleil brillait encore. Jeanne hâta le pas. Ne pas rater le train, ne pas laisser la lettre entre les mains de quelqu’un d’autre. Sa lettre.
Tu devrais avoir honte de toi, Jeanne ! Honte de couvrir un salaud pareil… J’ai pas le choix ! Il n’y aura peut-être pas de lettre, ce soir. Et puis, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? J’y suis pour rien, moi ! Je lui ai pas demandé de m’écrire !
Fin de l’affrontement avec ce double qui envahissait son cerveau. Repousser l’autre, le plus loin possible. Et courir jusqu’au métro. La tension montait, pas après pas, seconde après seconde.
Mais l’autre n’avait pas dit son dernier mot : tu dois aller parler à Esposito ! Il faut dénoncer ce fou aux flics ! Il faut leur dire qu’il prend souvent ce train… Est-ce que mon sac est bien fermé ? Oui, il est bien fermé. Et cette voix, qui hurle dans ma tête. Arrête, par pitié ! J’irai pas voir Esposito !
Les souterrains, le quai du métro. Jeanne serrait son sac contre elle, fixant le trou noir d’où allait surgir la rame. Celle qui l’emmènerait vers Elicius.
Encore lui ? Tu ne penses plus qu’à lui, ma parole ! T’es cinglée ! Ouais, je suis cinglée et arrête de me harceler ! Mais qu’est-ce qu’il fout, ce métro ? Je vais être en retard ! Non, le voilà. Le gémissement aigu des freins sur le métal rectiligne, les portes qui s’ouvrent, les voyageurs qui s’engouffrent. Pas de place assise, bien sûr. Alors Jeanne s’accrocha à une barre verticale et une secousse annonça le départ. Plus que trois stations avant Saint-Charles. Mais pourquoi tous ces gens me regardent-ils ? Personne ne te regarde, Jeanne. Tu te fais des idées.
La locomotive d’un autre âge avança lentement vers le quai N. Jeanne était là pour l’accueillir. Son cœur accélérait tandis que la BB ralentissait. Et elle comprit, avec une sorte d’horreur, que ces pulsations désordonnées étaient celles d’un cœur avide de ce rendez-vous désormais quotidien.
Une forte affluence, en cette fin d’après-midi. Mais elle eut tout de même sa place. Comme si personne n’osait s’asseoir ici ; comme si cet exil au fond du train lui était implicitement réservé. Exclusivement réservé. Et, ce soir plus que jamais, elle hésita à regarder entre le siège et l’armature du wagon. Elle tordait ses mains l’une contre l’autre, signe d’angoisse. Elle vérifia que personne ne l’observait, que personne ne se rendrait compte qu’elle prenait une lettre, qu’elle était en contact avec ce monstre. Mais elle ne surprit que de l’indifférence.
Alors elle passa la main sur le côté et sentit le papier entre ses doigts. Il ne l’avait pas oubliée, aujourd’hui encore. L’enveloppe glissa sur ses genoux et elle posa ses mains dessus pour la dissimuler à l’indiscrétion, attendant que le train entame sa danse métallique.
Chaque pulsation cardiaque faisait monter l’adrénaline. Joie et peur mélangées. De la joie ? Mais pourquoi de la joie, au fait ? Non, c’est plutôt une sorte d’excitation enfantine. L’impression que j’évolue dans un roman policier. Un tueur est amoureux de moi ! Putain ! Y a qu’à moi que ça arrive, ce genre de trucs !
Le train s’élança mais Jeanne n’ouvrit pas son message. Tu ne dois pas lire cette lettre. Tu dois la remettre où tu l’as trouvée ! Comme ça, il verra que tu ne t’intéresses pas à lui… S’il pense que je ne m’intéresse pas à lui, il me tuera ! Il prendra ce refus comme une offense et il me tuera ! Comme Sabine Vemont ! Comme Charlotte Ivaldi… Tu ne dois pas entrer dans son jeu ! Tu cours au suicide ! Tu ne dois pas lire cette putain de lettre ! Tu ne dois pas, Jeanne… La peur grandissait. L’enveloppe sur les genoux, le regard fixe. Il sait où j’habite, il sait où je travaille. Il sait quel train je prends chaque jour. Les minutes lui semblaient des secondes. Le cœur serré, l’angoisse étouffante. Lire ou ne pas lire cette lettre. Entrer dans le monde barbare d’Elicius ou ne pas y entrer. Elle avait toujours détesté les choix. Toujours détesté prendre des décisions.
La gare de l’Estaque, déjà. Et l’enveloppe sur les genoux, toujours. Elle la fixait comme un piège à mâchoires qui menaçait de se refermer sur sa main au moindre geste brusque. Le TER repartit, direction Niolon. La mer était toujours aussi belle, toujours aussi bleue. Mais ce soir, elle ne parvenait pas à la rassurer. C’était trop dur de choisir. Allait-elle faire un faux pas ? Commettre une erreur fatale ? Demain, elle serait peut-être morte. Il ne supporterait pas cette marque de méfiance, il allait se venger. Elle était la prochaine sur la liste. Mais non, elle ne pouvait lire ce que cette main meurtrière avait écrit. Impossible ! L’autre avait raison, comme toujours.