Alors, elle fit doucement glisser l’enveloppe à droite de son fauteuil, là où elle l’avait trouvée. Puis elle se força à contempler le paysage. Elle avait été raisonnable, il ne lui écrirait plus jamais. Elle avait pris la bonne décision. Le tout était maintenant d’y croire, de se persuader. Heureusement, l’autre était là pour l’aider.
Tu as bien fait, Jeanne. Tu as bien fait.
Chapitre quatre
Jeudi 15 mai.
Journée difficile. Jeanne regarda sa montre, une fois de plus : 15 h 50. Pas encore l’heure de quitter le bureau. C’était terriblement long, aujourd’hui. Elle se leva, se rendit dans le couloir. Simplement pour faire quelques pas. Pour chasser un peu de stress et d’ankylose. Sait-il déjà que j’ai refusé de lire sa lettre ? Est-il furieux ? Est-ce qu’il m’attend dans le train ? Ou sur le quai ? Peut-être en bas de chez moi. Pour me tuer.
Elle s’arrêta de marcher ; quelqu’un la dévisageait. Elle n’avait pourtant pas parlé à voix haute. Alors pourquoi ce gars-là reluquait-il ? C’était qui, d’ailleurs ? Un type petit et bedonnant, debout près de la machine à café, et qui la fixait bizarrement. Mais pourquoi il me mate, celui-là ?
Soudain, la peur. Fulgurante. Et si c’était… Elicius ? Non, pas ici, pas déjà ! Calme-toi, Jeanne. Rentre dans le bureau comme si de rien n’était. Le mec souriait, maintenant. Un sourire suspect. Jeanne baissa les yeux et se hâta de rejoindre son poste. Ses collègues l’observaient du coin de l’œil tandis qu’elle reprenait sa place derrière l’écran, faisant semblant de travailler. Parce qu’elle n’avait pas la tête à ça. Les mots se mélangeaient, les chiffres valsaient. Et si je prenais le train suivant ? Oui ça, c’est une bonne idée ! Le train suivant. Comme ça, il ne me trouvera pas… Tu es stupide, ma pauvre Jeanne ! Si tu prends le train suivant, il peut t’attendre. C’est le train d’avant qu’il faut prendre ! Prendre un temps d’avance sur lui, voilà la solution… Merci du conseil ! Elle se mit alors à ranger ses affaires et ses collègues la dévisagèrent encore. Puis elle se leva et enfila son blouson.
— II… Il faut que je m’en aille plus tôt ce soir, dit-elle d’une voix mal assurée. J’ai… Je dois accompagner ma mère chez le médecin et…
— Ça va, t’as pas à te justifier. Tu fais comme tu veux, répondit Monique.
Monique Bellegarde, sa chef de service. Une sorte de vieille peau accro aux UV et fringuée comme une adolescente.
— Je rattraperai mes heures demain…
— Ça va, j’te dis…
Jeanne prit son sac, vérifia que son tiroir était fermé et se précipita dans le couloir. Le mystérieux buveur de café était parti ; fausse alerte.
Tandis qu’elle descendait les étages, Jeanne essayait de se souvenir des horaires du régional Marseille — Miramas. Il y en avait un à 16 h 23. Elle regarda à nouveau sa montre tandis qu’elle était déjà dans la rue : 16 h 05. Ça va être dur de le choper !
Elle se mit alors à courir. Elle détestait courir dans la rue ; c’est la meilleure façon de se faire remarquer ! Mais bon, pas le choix… Heureusement que j’ai mis mes vieilles godasses ! Traverser n’importe où, entre les voitures bloquées aux carrefours. Ici, les piétons évitent les passages cloutés et les voitures ignorent les feux rouges. Question de principe. Le tout est d’être au courant, de prendre les mauvaises habitudes… Courir encore, entre les étals des vendeurs de prêt-à-porter qui bouffent les trottoirs…
Accélérer. Le métro, l’escalier, le portique et le quai. Par chance, une rame se présenta immédiatement.
16 h 12 : challenge difficile. Allez, roule ! Accélère ! C’est une question de vie ou de mort ! Elle tenta de se rassurer : entre le 16 h 23 et le 17 h 36, il y avait aussi le 16 h 55. Sauvée ! Quoi qu’il arrive, elle ne prendrait pas le 17 h 36, devenu train de la mort, correspondance pour l’enfer. Sauvée, pour le moment. Mais demain ? Et les jours d’après ? Elle ne pourrait partir plus tôt chaque soir ! Merde ! Parce qu’Elicius devait être du genre patient. A guetter ses proies pendant des jours. A attendre son heure, tapi dans un coin sombre. Vous n‘avez rien à craindre de moi, Jeanne… Il le lui avait écrit mais elle n’arrivait pas à le croire.
Les portes s’ouvrirent et elle quitta la voiture, bousculant tout le monde. 16 h 19. Elle courut encore, remontant vers la gare. Elle traversa la verrière, se précipita vers le quai N. La BB était déjà là, chauffant son moteur. Elle grimpa dans le dernier wagon et constata que sa place était prise. Normal, à cette heure, ce n’était pas « sa » place. Elle s’assit n’importe où et reprit son souffle. Elle avait réussi ! Bravo, Jeanne ! Tu es la meilleure ! Il n’aura pas ta peau ! Il pourra toujours t’attendre !
Port-de-Bouc : trois minutes d’arrêt. Jeanne jeta un œil : pas d’individu suspect en vue, pas de type bizarre au pied de la grande et vieille bâtisse aux volets blancs, écrasée de soleil. Personne sur les bancs à la douce couleur verte, pastel qui rappelait la mer… Et pourquoi ce nom, Port-de-Bouc ?! Elle ne s’était jamais posé la question mais aujourd’hui, il fallait se changer les idées… Trois minutes après, le train repartait. Direction Fos-Sur-Mer. Fos et ses raffineries géantes, ses cimenteries et ses usines chimiques. Jeanne était obligée de regarder par la fenêtre ; elle n’arrivait pas à lire. Plus loin, le paysage redevint sauvage, épargné de la main de l’homme. L’étang d’Engrenier dont la surface arborait de curieux reflets rosés ; le sel qui jouait avec le soleil…
Un long tunnel, ensuite. Quatre cents mètres de nuit et un nouvel étang, celui de Lavalduc. Le train ne pouvait aller vite sur ce tronçon. Il laissait ainsi à ses passagers le loisir d’admirer ce ballet entre le ciel et l’eau, les danses aériennes des oiseaux, un enchantement qui aidait à oublier la laideur des cheminées immenses à l’haleine toxique… Mais qui ne suffisait pas pour oublier Elicius. Ruminait-il sa colère ? Maudissait-il celle à qui il avait cru pouvoir faire confiance ?
Jeanne ferma les yeux. Et s’il s’en prenait à maman ? Si je la trouvais morte en rentrant ? Elle se remémora soudain la façon dont il tuait ses victimes. À l’arme blanche, toujours. En prenant son temps. Rituel barbare, cruauté inimaginable. Mais de quoi se vengeait-il ? Quel était donc son mystérieux et terrifiant secret ? Oublie-le Jeanne ! Oublie-le…
Istres. Fin du voyage.
Jeanne hésita à descendre. Pourtant, elle n’avait guère le choix. Elle vérifia que son sac était bien fermé et se lança dans l’inconnu. Peut-être dans les griffes du tueur. Tête baissée, elle quitta la gare. Plus que deux cents mètres et elle serait en sécurité. Sa mère allait lui poser des questions. Pourquoi tu rentres plus tôt ? Qu’est-ce qui ne tourne pas rond ? Tellement de choses, en fait. Depuis si longtemps. Mais c’était peut-être héréditaire.
Elle entendit des pas derrière elle et se retourna : personne… La rue de Verdun, le numéro 36… Le portail, l’allée bétonnée au centre du petit jardin… La clef dans la serrure… Ouf ! J’y suis arrivée.
— Maman ? C’est moi…
Elle était encore devant la télévision. Comme toujours. Hypnotisée par cette avalanche d’images aseptisées.
Jeanne s’approcha du fauteuil et se pencha pour embrasser sa mère.
— Bonsoir, maman…
— Hum… Il est déjà six heures et demie ?
— Non, maman. Il est cinq heures et demie…
Elle regarda enfin sa fille avec des yeux agrandis par l’étonnement.
— Cinq heures et demie ? Mais pourquoi tu rentres de si bonne heure ? Hein ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Déluge de questions, de doutes. Presque de la peur dans ses yeux.