— Rien, maman. J’ai fini plus tôt, c’est tout…
— Mais tu as le droit ? Tu peux finir quand tu veux ? Tu es sûre ?
— J’avais des heures à rattraper. Ne t’en fais pas…
Rassurée, la mère reprit sa contemplation silencieuse.
Jeanne passa dans la cuisine où son courrier l’attendait. Sa mère avait enfin compris qu’elle ne devait pas l’ouvrir. Il avait fallu une dispute mémorable pour y arriver ; des cris, des hurlements. Il avait fallu attendre d’avoir plus de vingt-cinq ans pour y arriver ! Jeanne se servit un grand verre d’eau fraîche et jeta un œil à sa correspondance. Et, soudain, elle mit à tousser violemment.
— Qu’est-ce qu’y a, ma fille ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— Rien, maman… J’ai avalé de travers…
Elle s’empara des enveloppes et s’enfuit vers sa chambre. Là, elle ferma la porte et tomba sur son lit.
Elicius. Elle avait reconnu son écriture sur l’une des missives. Pas de timbre ; elle avait été directement déposée dans la boîte aux lettres. Il était venu jusqu’à chez elle ! Il n’avait pas renoncé. Il devait être furieux…
Elle hésita longtemps puis se décida. Malgré une mise en garde en forme d’injonction.
— Jette cette lettre, Jeanne ! Ne la lis pas !
— Vaut mieux que je sache ce qu’il veut !
— Non, ne la lis pas !
— J’ai pas le choix, merde !
Elle refusa d’obéir à son maître et déchira doucement l’enveloppe. Une seule feuille. Toujours la même encre, noire. Une écriture un peu moins douce. Plus nerveuse.
« Jeanne,
Je ne comprends pas. Vous n’avez pas lu ma dernière lettre et je ne comprends pas. Pourtant, vous étiez dans le train, hier soir. Je le sais. Et vous n’avez pas lu ma lettre. Vous me rejetez ? Vous refusez de m’écouter ? Quelle cruelle déception, Jeanne ! Si vous saviez comme j’ai souffert ! Si vous saviez… Vous avez décidé de me faire du mal, de me blesser. Moi qui croyais pouvoir avoir confiance en vous ! Moi qui croyais pouvoir tout vous dire…
Je me suis offert à vous, je ne vous ai rien caché. Et je crois que je me suis trompé sur votre compte, Jeanne.
Quelle horrible journée… Que d’espoirs déçus…
Comment avez-vous pu me faire ça ? Comment avez-vous pu me trahir de la sorte ?
Après la douleur, la colère. Je la sens en moi, je voudrais la contrôler. Mais je n’ai jamais su la contrôler. Je n’ai jamais pardonné la trahison, Jeanne. Jamais.
Jeanne ne bougeait plus. Déjà condamnée, déjà exécutée.
— Putain ! J’aurais dû lire cette lettre ! Maintenant, il va me buter !
— Calme-toi, Jeanne !
— Non, je ne me calmerai pas ! Il va me tuer, j’te dis !
— Appelle Esposito !
— Esposito ? C’est ça ! Excellente idée ! Ce fou connaît le moindre de mes mouvements ! S’il sait que j’ai appelé les flics, j’ai plus aucune chance de m’en sortir !
— Et comment veux-tu qu’il sache ?
— Mais j’en sais rien, moi ! Il sait tout ce que je fais !
Elle se leva et se mit à tourner en rond.
— Calme-toi, Jeanne !
— Non, je me calmerai pas !
Elle se rassit sur le lit et se mit à faire le pendule. Elle se balançait d’avant en arrière, la bouche entrouverte, les mains jointes sur ses cuisses. Avant, arrière…
Il va me tuer. Cette nuit peut-être. Il rentrera dans ma chambre, il me tranchera la gorge.
Avant, arrière…
Il tuera maman aussi. Avant, arrière… Et, soudain, une lumière.
— Et si je lui écrivais ? murmura-t-elle.
— Hein ? Mais t’es givrée !
— Mais non ! Je pourrais le rassurer ! Lui dire que… Que je n’ai pas pu avoir ma place, que je n’ai pas pu avoir sa lettre ! Il se calmera comme ça !
L’autre restait muet, réfléchissant à cette proposition. C’était bon signe.
— Ouais, peut-être… Ça peut peut-être marcher.
— Je le fais ! s’écria Jeanne en se levant.
Elle prit une feuille blanche et un stylo plume à l’encre bleue dans le tiroir. Le tout était maintenant de trouver les mots.
Qu’est-ce qu’on peut bien écrire à un tueur en série ?
« Elicius,
J’ai trouvé votre message dans ma boîte et je comprends votre colère. Mais elle n’est pas justifiée, je vous l’assure. Hier soir, je n’ai pas pu lire votre lettre. Pour la bonne raison que je n’ai pas pu m’asseoir à ma place habituelle, quelqu’un m’avait devancée. Et à Istres, cette personne n’était toujours pas descendue. J’ai prié pour qu’elle ne trouve pas l’enveloppe, pour qu’elle ne lise pas ce que vous aviez écrit pour moi et pour moi seule. Mais elle ne l’a pas vue. J’espérais la retrouver ce soir, mais j’ai été obligée de partir plus tôt et de prendre un autre train. J’espère que vous comprendrez et que vous reviendrez sur votre jugement. Et j’attends avec impatience votre prochaine lettre.
Elle se relut et fut satisfaite. Mais l’autre se remit à protester :
— Voilà, comme ça, il va plus te lâcher !
— Tais-toi ! Tais-toi…
Sa mère entra soudain dans la chambre. Sans frapper, comme d’habitude. Comme si elle était chez elle. Comme si Jeanne avait encore cinq ans.
— À qui tu parles ?
— Moi ? A personne…
— Mais je t’ai entendue parler ! Insista Jacqueline.
Jacqueline. Un prénom horrible. Pas pire que Jeanne si on y songe. Comme ça, elles avaient les mêmes initiales.
— T’as rêvé ! lança Jeanne en cachant la feuille dans son tiroir.
— Non, je n’ai pas rêvé.
Mais elle va pas te ficher la paix !
— Je pensais à un truc, c’est tout…
— Et tu penses à voix haute ?
— Oui ! Pourquoi, c’est interdit ?
— Ma pauvre Jeanne ! Soupira Jacqueline. Ma pauvre Jeanne…
Elle fit demi-tour mais ne prit pas la peine de fermer la porte derrière elle.
— Elle écoute aux portes, ma parole ! Quelle saleté !
— Traite pas ma mère !
Le double préféra ne pas insister. Inutile de se battre sur ce terrain : Jeanne avait toujours le dernier mot quand il s’agissait de défendre sa mère.
Le capitaine Esposito ouvrit la fenêtre de l’appartement. Il avait besoin d’air. Derrière lui, les hommes s’activaient. Relever les empreintes, prendre des photos du corps. Il ferma les yeux. Troisième victime.
— Fils de pute ! murmura-t-il. J’aurai ta peau !
Il se retourna et se trouva à nouveau face au cadavre. Une femme de quarante ans à tout casser. Mais dans son état, on arrivait tout juste à deviner son âge. Avec ce qu’il restait de son visage. Et ses yeux ! Ses yeux emplis d’une ultime terreur. Vraiment trop dur, alors il quitta la pièce.
Dans le couloir, il s’appuya contre le mur et serra les mâchoires. Depuis que ce tueur hantait la ville, sa vie était devenue un enfer. Un échec chaque jour répété. Aucun indice, aucune empreinte. Aucun témoin, jamais. Le néant.
La nuit, il avait peur de dormir. Peur de revoir le visage blessé de ces femmes et leurs yeux, toujours ouverts. Il croyait entendre leurs cris, revivait leur martyre. Impuissant… Chaque jour, peur de trouver un nouveau cadavre. Une autre femme assassinée, les mains ligotées dans le dos et découpée en morceaux. A genoux face à un mur. Comment pouvait-on prendre son pied de cette façon ? Le « profiler » venu de Paris avait parlé d’un type impuissant, victime d’une mère castratrice. Et alors ? Y en a plein les rues, des types impuissants ! Heureusement qu’ils ne se défoulent pas tous de cette manière !