Mon bureau était dans une lanterne, et, en le traversant, je pouvais contempler, du côté nord, à perte de vue, les jardins suspendus et les gratte-ciel d’Huri-Holdé. Aucun ne s’élevait aussi haut que les 1 200 mètres du bloc de la Solodine. À l’est se dressait le mon Hérol, construit il y a plus de 2 000 ans, lors de la fondation de la ville, avec les déblais du sous-sol. Haut de 1 500 mètres, il y avait encore six mois, il atteignait maintenant près de 1 800 mètres, car jour et nuit, hommes et machines travaillaient à agrandir la ville souterraine, à creuser d’immenses cavernes où pousserait le blé sous un soleil artificiel, à bâtir les énormes réservoirs pour l’eau et l’atmosphère. Les déblais frais, brun clair, tranchaient sur la forêt qui recouvrait les pentes anciennes du mont. Par les voies souterraines qui nous reliaient à Ur et Lisor, les grandes villes-usines, arrivait sans arrêt un flot de matériel, de métaux, de ciment. Le sous-sol vibrait sans cesse sous les coups des excavatrices, des perforatrices, de tout le puissant outillage dont nous disposions. Il en était de même pour toutes les villes terrestres, il en était de même sur Vénus, dont la capitale, Aphroï, comptait 80 000 000 d’âmes. Et c’était sur moi que reposait la responsabilité de ce travail titanesque d’une humanité en révolte contre son destin.
Nous pâlîmes longtemps, mes collaborateurs et moi, sur le problème des océans. Un peu plus réduits que de vos jours, ils couvraient encore la majeure partie du globe. En eux-mêmes, ils ne nous gênaient pas beaucoup. Ils gèleraient, ou s’évaporeraient avant de retomber à l’état de pluie ou de neige, voilà tout. Mais ils constituaient un énorme réservoir de vie, et cette vie était un trésor inestimable que nous voulions essayer de conserver. La solution évidente était la construction de viviers souterrains. Mais nous nous heurtâmes à de délicats problèmes d’écologie, d’équilibre entre espèces. Finalement, nous ne pûmes trouver de solution parfaite, et une équipe de biologistes détermina quelles espèces devaient être sauvées à tout prix.
Je pus enfin faire mes visites d’inspection aux géocosmos. Je commençai par celui du pôle Sud. À vrai dire, j’étais parfaitement au courant des travaux, par les rapports qui me parvenaient chaque semaine, par la télévision et par les nombreuses conversations que j’avais eues à Huri-Holdé avec Rhénia ou d’autres techniciens. Mais je tenais à voir, autrement que sur un écran, ce gigantesque chantier. Je pris donc mon cosmo, perpétuellement à ma disposition sur la plate-forme, près de ma lanterne. Je partis seul. Je n’avais pas piloté de cosmos depuis mon départ pour Mercure, et je repris les commandes avec plaisir. Après avoir vérifié le réglage, les cosmos non utilisés pendant un certain temps ont tendance à se dérégler, et bien que le mien eût été soigneusement entretenu, je préférais ne pas prendre de risques —, je partis. Je montai rapidement à 30 000 mètres. À cette altitude, je ne risquai pas de rencontrer de cosmobus de transport, et les interplanétaires suivaient des routes bien définies, dont aucune ne croisait mon chemin. Je pus donc faire de la vitesse, et réglai mon allure sur une moyenne de 10 000 kilomètres-heure. Passant au-dessus des réserves de l’Afrique centrale, je m’attardai quelques instants, piquant vers le sol, à admirer les animaux sauvages. Nous avions réussi à conserver toutes les formes qui avaient opiniâtrement survécu aux cataclysmes, et à vos chasseurs, entre autres les grands ruminants, les fauves et les éléphants.
À 1 000 kilomètres du but, je fus obligé de ralentir. Le ciel était encombré par les lourds transporteurs qui apportaient le matériel au chantier. Le temps était beau quand j’atterris, et la calotte glaciaire étincelait au soleil. Sur un cercle de 200 kilomètres de diamètre à peu près, la glace avait été enlevée, et le sol apparaissait pour la première fois depuis des millions d’années. À la périphérie de ce puits se trouvaient les campements des travailleurs, petites maisons d’isolex. Je descendis droit sur le camp n °1, le camp de commandement, où je savais trouver Rhénia et Dilk, l’ingénieur en chef. Avant d’atterrir, cependant, je tournai deux fois autour de l’axe du géocosmo, d’un diamètre de 8 kilomètres, et qui s’élevait déjà à 50 mètres de hauteur.
Je consacrai quelques heures aux ingénieurs, puis, avec Rhénia, je survolai le chantier à basse altitude. Le plus dur du travail était maintenant fait, et Rhénia, qui y avait participé dès le début, en était légitimement fière. Maintenant, la glace était maintenue par des murs de résilite transparente, de plus de cinquante mètres d’épaisseur. Mais au commencement, il y avait eu des accidents. Une nuit, des millions de mètres cubes de glace avaient croulé dans le puits, écrasant deux camps et faisant plus de 6 000 victimes. Alors que le chaos se précipitait vers l’axe lui-même, un jeune ingénieur, Môr, eut l’idée de concentrer sur le front de la glace tous les radiateurs qui entretenaient dans le puits une température de 20°. Il déchargea en quelques secondes toute la chaleur solaire emmagasinée dans les radiateurs pendant de longs mois à l’équateur. L’effet fut fantastique, la glace étant vaporisée sans presque passer par l’état liquide. La rançon en fut de quinze jours de brumes et de pluies diluviennes, qui embourbèrent le chantier, malgré les pompes et les radiateurs de secours.
Comme je l’ai dit, l’axe du géocosmo était déjà posé. Il s’enfonçait de douze kilomètres dans le sol. Les déblais avaient été évacués de façon élégante : depuis le sommet de la calotte glaciaire, d’immenses toboggans avaient été creusés, et les terres, chargées sur d’énormes traîneaux, glissaient de leur propre poids vers l’extérieur, parfois jusque dans la mer.
Au contraire des géocosmos du nord, qui devaient être fixes, et dont la direction d’impulsion varierait avec la rotation de la Terre, le cosmo du pôle Sud, unique, devait pivoter sur son axe. Dans cet axe, une puissante centrale atomique devait fournir l’énergie nécessaire à son fonctionnement, et 1 200 hommes devaient y habiter en permanence, pour la surveiller ou la réparer au besoin.
Si la partie mécanique était déjà assez avancée, la partie motrice, le géocosmomagnétique géant qui devait servir de moteur à l’astronef Terre, n’était encore qu’ébauché. Les premières pièces sortaient à peine de l’usine, et le montage, qui se ferait à mesure, devait encore prendre plusieurs années. Puis viendrait la délicate période des essais. Enfin, quand tout serait prêt, à temps espérions-nous, et que l’humanité se serait repliée dans le sous-sol, commencerait le grand voyage. Nous déplacerions notre planète loin derrière l’orbite de Pluton, puis, une fois l’explosion passée, nous la replacerions à distance convenable du Soleil. À ce moment, il n’était pas encore question d’autre chose, bien que j’aie déjà eu mes doutes.
Je ne comptais passer que quelques heures au pôle Sud. Finalement, j’y restai deux jours. Je n’étais pas indispensable à Huri-Holdé, et je n’étais pas fâché, outre le plaisir d’avoir la compagnie de Rhénia, de me plonger un peu dans un travail qui ne fût pas purement administratif. Je pris Rhénia pour guide, et, dans un petit engin, nous inspectâmes en détails les travaux. C’était un spectacle de fourmilière, mais d’une fourmilière dotée de moyens dont vous ne sauriez rêver. Les plus lourdes pièces, prises dans des champs antigravitiques, semblaient voler d’elles-mêmes au-dessus des têtes, et se posaient avec douceur à l’emplacement voulu, dirigées de loin par un homme, minuscule au sommet de sa tour de métal. Les soudeuses moléculaires étendaient alors leurs longs bras articulés, et le bloc adhérait, de façon indissoluble, à la construction.