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La curiosité me rongeait cependant. D’ici peu, la faune de l’île disparaîtrait à jamais. Quelles formes étranges, quelles possibilités de découvertes importantes au point de vue biologique pouvait-elle renfermer ? Il restait encore un relais équatorial à installer, et il n’y avait que deux endroits possibles, l’île Ark, petit roc désolé, et la grande île Zen. Je fis part de mes projets au conseil des Maîtres, et il fut décidé que le relais serait placé sur l’île Zen. Cette fois, vu l’enjeu, on mobiliserait toutes les forces nécessaires.

La décision fut accueillie par les Vénusiens d’abord avec stupeur, puis avec enthousiasme. Pour la première fois dans l’histoire de Vénus, un envoyé du Conseil fut acclamé, et les étudiants vinrent manifester leur joie sous mes fenêtres. Peuple remuant et énergique, les Vénusiens souffraient de sentir un coin de leur monde leur échapper en vertu d’une décision prise sur Terre, même si, comme c’était le cas, des maîtres vénusiens y avaient participé. L’enthousiasme crut encore quand, dînant chez le président du gouvernement de Vénus, j’annonçai que je prendrais la tête de l’expédition. Je pouvais y consacrer quelques semaines en paix, les travaux étaient en avance, et les nouvelles reçues de la Terre rassurantes. Les Destinistes se tenaient tranquilles, et je commençais à croire que Tirai avait voulu faire l’important. J’envisageais cette expédition comme une détente. En fait, ma présence n’y était pas du tout nécessaire.

Me réservant une vague direction générale, je laissai les Vénusiens, plus familiers que moi avec leur planète, décider des détails. Le raid fut mis sur pied en quinze jours. Il devait comprendre cinquante et une personnes, dont huit seulement tenteraient de s’enfoncer sous la forêt.

Nous utilisâmes comme moyen de transport trois grands cosmos interplanétaires, chacun d’eux emportant deux petits cosmos satellites. Nous partîmes au point du jour, et, sur l’astroport d’Aphroï, dominant la mer Tiède, les appareils étincelaient sous les projecteurs. J’embarquai le troisième, immédiatement derrière les pilotes, dans le premier cosmo qui portait le nom de Slik Effreï, c’est-à-dire, en français, L’Éclair brillant. Rhénia embarqua avec moi.

Contrairement à l’habitude terrestre, nous volions bas, sous la voûte des nuages. Les cosmos vénusiens étaient aménagés avec un luxe dont les nôtres n’approchaient pas, et le sol du salon était fait d’une marqueterie de bois précieux. Je n’y séjournai pas, d’ailleurs, profitant de mon privilège pour pénétrer dans le poste de pilotage avec Rhénia. Sur les écrans ondulait la mer vénusienne, gris plomb, aux lentes vagues traversées parfois du dos noirs de l’un des descendants monstrueusement transformés de nos baleines ou de nos requins. Notre vitesse était très modérée, et ce n’est que vers dix heures que nous aperçûmes au loin, devant nous, la barrière des brunies tropicales. Les deux autres cosmos y pénétrèrent avant nous, et je les vis s’effacer dans le brouillard.

La densité de la brume, que perçait parfaitement notre radar, n’était pas régulière, et, par d’immenses puits tourbillonnants, nous pouvions parfois entrevoir la mer. Nous aperçûmes le pic du petit îlot Ark, accrochant une écharpe de vapeur, puis sur l’écran se dessina la silhouette déchiquetée des monts Zérif, sur l’île Zen. À une vingtaine de kilomètres de l’île, la brume se creusa de puits plus nombreux, puis se déchira complètement. Nous étions entrés dans la zone des vents équatoriaux, si violents parfois qu’ils arrivaient à trouer la voûte des nuages, et l’île Zen était un des rares endroits de Vénus d’où l’on pût, parfois, voir les étoiles.

L’île s’étendait en dessous de nous, sur cent kilomètres de long et quarante de large. Elle dessinait assez bien une forme animale, avec deux longues presqu’îles figurant les pattes, et une baie étroite pour la gueule. À l’exception de la chaîne des Zérifs, culminant à 4 000 mètres, toute l’île était recouverte d’une forêt dense d’arbres géants, d’un vert sombre, sinistre. Nous atterrîmes sur un plateau, entre deux cimes anonymes, à environ cinq cents mètres au-dessus de la limite de la forêt. Avec une légèreté qu’ignorent vos avions, les cosmos se posèrent. L’herbe haute et jaune se courbait sous le vent, et l’odeur de la sylve nous parvint, lourde et violente, mélange des parfums des immenses fleurs blanches et de l’âcre senteur de l’humus. Devant nous, la pente descendait mollement, la cime des arbres ondulait comme une mer verte. Derrière nous, montant à l’assaut du ciel, les contreforts des monts Zérif semblaient défiler derrière les nuages bas.

Nous établîmes le campement à l’abri des cosmos. Leur énorme masse coupait le vent, et rendait le séjour supportable. Ce vent tirait des hautes herbes et des quelques arbustes isolés du plateau une étrange mélodie, monotone et envoûtante. Rapidement, les maisons de métal furent assemblées, ancrées solidement au sol rocheux par leurs crampons d’acier. À la fin du deuxième jour, tout était prêt.

Le lendemain, nous descendîmes vers la forêt, dans un petit cosmo satellite. Nous étions cinq : Rhénia, Sobokol, un diologiste vénusien âgé de trente ans, ses deux assistants Rhéum et Tull, et moi-même. À dix mètres du sol, nous manœuvrâmes longtemps devant la lisière avant de trouver un passage permettant au cosmo, pourtant de dimensions réduites, de pénétrer sous le couvert. Entre les troncs des géants végétaux poussait toute une végétation de sous-bois, de la taille des chênes terrestres, étranglée de lianes, rongée de mousses et de lichens. De somptueuses fleurs épiphytes se nichaient au creux des branches. Enfin, une coulée permit le passage. Nous l’empruntâmes à vitesse, très réduite, obligés sans cesse de faire marche arrière, arrêtés par deux troncs trop serrés, par un enchevêtrement de branches mortes, par un rideau de lianes que notre engin, insuffisamment puissant, ne parvenait pas à percer. Une fois, nous fûmes pris au piège par un écroulement subit de lianes emmêlées, et Sobokol et moi dûmes sortir, à cheval sur le cosmo, pour nous dégager avec des scies électriques. Nous savions, d’après les messages de l’expédition Klen, celle qui découvrit le Héri-Kuba et disparut, qu’après le fouillis de la lisière, la forêt s’éclaircissait. En fait, vers le soir, une rivière nous fournit un chemin plus aisé. Nous la suivîmes, marchant aux projecteurs, car dans ce sous-bois, au soir tombant, la lumière était verte et incertaine, moins intense que pendant un crépuscule terrestre. À la nuit tombée, nous arrivâmes à un lac qui creusait dans la forêt une cavité à demi recouverte par les branches surplombantes des arbres.

Nous posâmes le cosmo sur une des rives, où une petite plage offrait un point d’atterrissage propice. Nous nous supposions en sécurité. Le cosmo, coulé d’un seul bloc dans l’alliage le plus résistant que nous connaissions — et, croyez-moi, il eût fait paraître vos aciers spéciaux aussi mous que du plomb ! — nous semblait une forteresse imprenable. Pourtant, nous nous sentions mal à l’aise, atteints de claustrophobie, écrasés par la masse végétale qui nous entourait. Ce malaise disparut après un excellent repas, et nous éteignîmes le phare, attendant la venue de la faune, si toutefois il en existait dans cette partie de la sylve.