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Oh ! Cette nuit de la forêt vénusienne ! Jamais je ne pourrai l’oublier ! À peine le projecteur éteint, nous vîmes sourdre du lac une lueur violette, faible d’abord, qui augmenta rapidement, atteignant l’intensité d’un clair de lune tropical sur Terre. Elle montait du fond même du lac, tel maintenant qu’une mer de soufre enflammé. Dans ses profondeurs, à contre-lumière, coulaient des ombres rapides, serpentiformes. Assis devant l’écran de gauche, entre Rhénia et Sobokol, je regardais le fascinant spectacle. Rhéum et Tull étaient de faction du côté droit, côté de la jungle. Les vagues du lac envoyaient des reflets dansants entre les troncs d’un noir d’encre, et les jeunes Vénusiens nous alertèrent plus d’une fois, croyant avoir vu remuer des formes confuses derrière les arbres.

Ce fut vers minuit que la chose arriva. Rhénia, plus sensible, en eut la première l’intuition. Subitement, elle pâlit, se déclara, mal à l’aise, comme si elle était observée par quelque chose de monstrueux tapi dans l’obscurité, prêt à bondir. Pour la rassurer, je rallumai les projecteurs, puis les éteignis de nouveau, jugeant inutile d’attirer l’attention sur nous. Quelques instants plus tard, nous eûmes, à notre tour, l’impression d’être guettés par quelque chose qui rôdait. C’était une impression étrange, variable, comme si la chose s’éloignait, puis se rapprochait tour à tour. Plus inquiet que je ne voulais l’avouer, je gagnai le siège du pilote, prêt à décoller au besoin, la main gauche posée sur la commande du fulgurateur.

Nous eûmes quelques instants de répit. La menace revint, imprécise, avec la même palpitation de l’angoisse, les mêmes apaisements suivis de brusques recrudescences qui nous faisaient presque gémir. Soudain, Rhénia clama :

« Là, Haurk, là ! »

Elle indiquait le lac. La lueur violette palpitait au rythme même de notre épouvante, et nous pûmes voir, sur un haut-fond, une créature allongée qui se contractait synchroniquement.

Livide, Tull murmura :

« Le Héri-Kuba !

— Parle, dis-je brutalement. Que sais-tu à ce sujet ?

— Oh ! Rien. Une vieille légende de chez nous. Aux temps de votre crépuscule, il y eut, dit-on, une invasion de Héri-Kubas sur le continent de Thora. ».

Et, appuyé à la paroi, il psalmodia d’une voix sans timbre :

Quand l’angoisse, vient et va

Le Héri-Kuba te guette,

Et ta vie, il la boira !

Que tu gardes ou perdes la tête

C’est déjà trop tard pour toi

Quand l’angoisse vient et va !

Dans le silence retombé, j’entendis, mêlé à nos respirations sifflantes, un sanglot étouffé de Rhénia. L’angoisse croissait maintenant très vite, submergeante, avec la sensation de perdre fantastiquement sa vie, de devenir d’instant en instant plus faible. La lumière violette du lac baissait rapidement, la créature sinueuse ne bougeait plus sur son haut-fond. Machinalement, j’enregistrai tous les détails. Près de moi, Rhénia répéta, dans un chuchotement qui me sembla venir de distances infinies :

Et ta vie, il la boira !

Que tu gardes ou perdes la tête

C’est déjà trop tard pour toi

Quand l’angoisse vient et va !

Je me sentais couler dans un trou sans fond. Sobokol s’affaissa lentement au sol, plié en deux, puis Tull et Rhéum. Rhénia se laissa glisser à mes côtés. J’étais encore conscient, la vision trouble, les oreilles bourdonnantes. Dans un sursaut terrible d’énergie, j’appuyai sur la manette de départ, puis immédiatement après sur celle du fulgurateur. Dans l’aveuglant éclair des milliards de volts déchaîné », j’entrevis sur l’autre rive du lac une gigantesque forme simienne s’effondrant, avant d’être noyée dans la mer de feu. Je perçus le choc du cosmo crevant la voûte de branches, puis je m’évanouis.

Je me réveillai sur ma couchette du Slik Effrei, entouré de trois médecins. Je me sentais d’une extrême faiblesse. J’eus à peine le temps d’apprendre que Rhénia était sauve avant de m’endormir profondément.

Deux jours plus tard, Kel, à qui j’avais laissé le commandement du camp, m’apprit ce qui s’était passé. Alerté par l’éclair du fulgurateur, il avait vu notre cosmo jaillir vers le ciel, l’avait suivi au radar et contrôlé par télécommande, alors que nous étions déjà à plus de cent kilomètres de haut. On nous avait tous trouvés évanouis à bord. Mais tandis qu’on avait pu ramener Rhénia et moi-même à la vie, tout effort avait été vain pour les trois Vénusiens. Ils avaient succombé à une anémie foudroyante, qu’aucun traitement n’avait pu arrêter. Je pense que ma plus grande résistance est due au fait que je suis un terrien, mais Rhénia, elle, était d’origine vénusienne, et nul biologiste n’a pu formuler une théorie cohérente.

Enfin j’avais vu le Héri-Kuba, et s’il n’en tenait qu’à moi, ils pouvaient tous crever de froid quand Vénus s’éloignerait du soleil. Une autre découverte, d’ailleurs, détourna mon attention de ce problème. Comme je finissais une rapide convalescence, Kel me fit avertir que, sur la limite de la zone d’implantation du relais, une excavatrice avait rencontré « quelque chose qui ressemblait à du béton ». Laissant Rhénia encore faible au camp, je descendis immédiatement au chantier.

Je n’étais pas géologue, mais un de mes amis d’enfance, mort prématurément dans un des accidents qui, quoique rares, n’avaient pas disparu, m’avait entraîné maintes fois dans des courses géologiques. J’avais ainsi quelques bonnes notions de pétrographie. La matière contre laquelle avait buté l’excavatrice n’était manifestement pas naturelle. Je donnai l’ordre de dégager davantage le site. Quelques heures plus tard, le dôme apparut. Car c’était bien un dôme, surbaissé, percé de hublots dont le passage du temps avait rendu les vitres opaques. Une porte-valve, fermée, se plaçait à la base. Nous réussîmes à l’ouvrir sans trop l’endommager, et, munis de respirateurs, Kel et moi entrâmes.

Je n’hésitai pas longtemps sur la signification de ces restes. Nulle vie n’avait jamais été autochtone sur Vénus, le dôme ressemblait à certains trouvés sur Mars, et l’hypothèse d’un passage d’une race étrangère était peu vraisemblable. Non, ici, comme sur la planète rouge, des hommes venus de la Terre avaient vécu dans une station close, entourée d’une atmosphère irrespirable. Et, comme sur Mars, cette colonisation, encore mal assurée, s’était effondrée avec la fin de la civilisation mère.

Le dôme était petit, peut-être un simple avant-poste. On s’y était manifestement battu. Les meubles de métal, dont le style était celui des plus récents établissements humains sur Mars étaient troués, déchirés, à demi fondus. Soudain, au détour d’un couloir, je crus être le jouet d’une hallucination. Derrière une vitre épaisse, couché sur un divan, j’aperçus le corps d’une jeune femme ou jeune fille, parfaitement conservé. Elle reposait sur le dos, un vague sourire aux lèvres. Ses yeux étaient clos, ses longs cheveux blonds pendaient sur le sol. Elle tenait à la main une petite fiole verte.

Muets, nous regardâmes. D’un geste, j’empêchai Kel de briser la vitre ; ce corps n’était ainsi conservé que par miracle, et le moindre choc risquait de l’anéantir à jamais.

De fait, quand plus tard on pénétra dans la pièce, l’analyse révéla une atmosphère de gaz inertes. Un texte, en mauvais état, trouvé sur une table, permit de jeter quelque lumière sur ce mystère. Il était en effet écrit dans une langue rappelant le Swen, une vieille langue d’avant l’unification. La jeune fille, dont le nom était Hilde Svenson, avait été un personnage politiquement important, pour une raison non expliquée. Plutôt que de tomber entre les mains de ses ennemis, elle s’était suicidée. Ses fidèles, arrivant trop tard, avaient transformé le dôme en crypte funéraire. Puis ils étaient repartis vers la Terre, où une guerre faisait rage pour la possession de territoires encore libres de glaces, en « Europ ». Nous respectâmes le tombeau, et le corps resta allongé sur son divan, à l’abri de la curiosité populaire, tel que l’avaient laissé ses derniers amis. Nilk, le linguiste, tira grande gloire de sa traduction, ayant prouvé ainsi sa théorie que les vieux dialectes d’avant l’unification descendaient directement des langues de la première civilisation malgré les millénaires écoulés. Seul, je retournai parfois rêver devant cette tombe, car la jeune fille était le portrait même de Rhénia !