Nous implantâmes le relai à quelque distance, nettoyant au fulgurateur quelques centaines d’hectares de forêt. Puis je reçus un message du conseil, me priant de regagner Huri-Holdé de toute urgence.
CHAPITRE II
LES DESTINISTES
Hanim’attendait dans son laboratoire. Sa face était grave, ses traits tirés indiquaient une grande fatigue. Sans préambule, il entra dans le vif du sujet.
« Haurk, comme vous aviez été le premier à le signaler, l’évolution explosive du Soleil présente des caractères particuliers, s’éloignant des novas classiques et des supernovas. Eh bien, un jeune mathématicien, du nom de Kelbic, vivant à Areknar, nous a envoyé il y a quelques jours une analyse détaillée à ce sujet. Ses résultats ne sont pas encourageants. Nous les avons vérifiés avec lui, car il utilise une nouvelle méthode, différente de la vôtre. L’explosion dépassera largement l’orbite de Neptune et même celle de Pluton. Mais ce n’est pas le pire. Après cela, le Soleil passera à l’état de naine noire !
— De naine noire ! Mais on n’en a décelé que deux dans un rayon de dix mille années-lumière !
— Oui. Manque de chance, n’est-ce pas ? Voici les calculs. Vous pourrez les vérifier, si vous êtes capable d’assimiler rapidement l’analyse kelbicienne. Pour ma part, il me faudrait bien deux mois ! En contrepartie, nous avons une petite bonne nouvelle. Nous aurons probablement quelques mois de plus de délais.
— Alors, dis-je, Etanor ? Ou Bélul ?
— Etanor. Essayons d’abord l’étoile la plus proche. Mais ce n’est pas le pire. Nous y arriverons, puisque la Terre et Vénus possèdent largement la masse nécessaire pour franchir la barrière. Mais ce n’est pas tout : par une voie que j’ignore, le secret a transpiré, et je sais, par Tirai, que les destinistes le connaissent. Cela ne va pas simplifier les choses. Leur mouvement semble gagner de l’ampleur, et, pour une fois, je me demande si notre vieille règle n’est pas parfois mauvaise : le voudrions-nous que nous ne pourrions pas expliquer exactement la situation aux trills ! »
Cette situation devint rapidement plus grave encore que Hani ne l’avait supposé. Très habilement, les destinistes restèrent à couvert, et poussèrent en avant un autre parti, les économistes. Ce vieux parti proclamait que, puisque les tekns se consacraient essentiellement à des travaux de recherche pure, dont ne bénéficiaient pas les trills, il fallait réduire considérablement leur nombre, et orienter les recherches vers des buts immédiatement pratiques. Ils ne savaient pas que nos recherches « pures » auraient pu, si nous l’avions voulu, changer complètement la face de la Terre, ce qui ne semblait nullement nécessaire au conseil. Une forme sociale presque stable avait enfin été atteinte, dans laquelle les trills étaient le volant, et les tekns le moteur, moteur qui ne transmettait, volontairement, qu’une énergie limitée. Tous les cinq ans, le conseil décidait quelles découvertes pouvaient, sans inconvénient, être rendues accessibles à tous. Les autres n’étaient, évidemment, pas supprimées, mais gardées « en réserve ». Quand la nouvelle de l’explosion du Soleil avait été annoncée, le vieux parti pro-tekn, au pouvoir depuis des temps immémoriaux, avait trouvé là un argument massif : quoi de plus inutile en apparence que l’étude des astres, et pourtant cette étude, entreprise sans but pratique, allait sauver la planète. Mais maintenant les économistes, probablement poussés par les destinistes, répandaient le bruit que les tekns mentaient, que le Soleil, s’il allait bien exploser, ne deviendrait nullement une naine noire, et que ce mensonge était destiné à faire accepter par les trills cette idée fantastique d’un voyage vers une autre étoile, entrepris uniquement pour satisfaire la curiosité des tekns. Le malheur était que nous ne pouvions absolument pas nous expliquer : mes propres méthodes de calcul, qui m’avaient conduit à la découverte de l’explosion prochaine du Soleil, n’étaient accessibles qu’à quelques dizaines de mathématiciens sur toute la planète, et quant à l’analyse kelbicienne, le peu que j’en avais encore vu m’avait convaincu que j’aurais quelque mal à l’assimiler. Victimes de notre politique de restriction des sciences à un groupe politique qui sans doute avait sauvé l’humanité plusieurs fois, nous nous trouvions incapables de faire comprendre au peuple que le danger était réel ! Qui plus est, peu de tekns eux-mêmes pouvaient suivre le raisonnement, et il était à craindre que quelques-uns au moins s’en tiennent aux premières conclusions, plus facilement vérifiables pour eux. Notre politique, sage et mesurée, de limiter le rythme apparent du progrès à une cadence que tout le monde pût suivre, avait conduit bien des gens, trills ou tekns, à une conception assez statique de la vie, et ils n’envisageraient pas de gaieté de cœur la longue période d’inconfort relatif que nécessiterait le voyage vers Etanor, surtout si nous, à la Solodine, ne pouvions leur prouver que ce voyage était absolument inévitable.
Dès la semaine qui suivit mon arrivée, Oujah, le chef du parti économiste, déclencha sa campagne à la trillak, la chambre des députés. Dans un discours forcené, il accusa le conseil des Maîtres de gaspiller délibérément l’énergie, tira parti des quelques accidents mortels qui se produisent toujours sur les grands chantiers, quelles que soient les précautions prises, pour accuser la direction de la Solodine d’impéritie, demanda l’abolition du privilège extralégal des tekns et leur retour au droit commun, le jugement des responsables, réclama la prise en main du grand œuvre par le gouvernement trill, et termina en accusant le conseil de mensonge délibéré au sujet de l’état futur du Soleil. Bien entendu, dès le début, Tirai déclencha l’interféror, coupant ainsi toute communication entre la trillak et le reste du globe. Mais ce n’était qu’un délai de quelques heures. Nous attendîmes avec une certaine anxiété la décision du gouvernement. Elle vint enfin : tout en réprouvant la violence de ton d’Oujah, il décidait d’ouvrir une enquête sur la nécessité du voyage à Etanor. Entre-temps, le président, Thel, lança un appel à tous les trills, leur demandant de ne pas retarder les travaux des géocosmos, puisque, de toute manière, il était hors de doute que le Soleil allait exploser.
Enhardi par ce succès tactique, Oujah exigea une entrevue avec moi, sur un ton d’ultimatum. J’allais refuser, quand Tirai intervint et me conseilla de le recevoir. J’acceptai donc, après avoir placé, à portée de ma main, un léger fulgurateur, caché derrière un dossier sur ma table.
Le chef politique entra, arrogant. C’était un homme de petite taille, chose très rare chez nous, et qui compensait, comme disent vos psychanalystes, son complexe d’infériorité en marchant très droit, raide. Il s’assit avant que je ne l’y invite. Je restai silencieux, le jaugeant, aidé par les renseignements que Tirai venait de me donner. Né d’un père tekn et d’une mère trill, il avait d’abord été classé comme tekn, mais avait été rejeté, à 17 ans, comme inapte à la science, cherchant en elle non la connaissance, mais le pouvoir. Son orgueil en avait certainement beaucoup souffert. Il appartenait à une classe presque disparue, celle des trafiquants d’antiquités, et avait eu maille à partir une fois avec la police pour des fouilles non autorisées et à but commercial dans le district où se trouve de vos jours San Francisco. Son commerce surveillé, il s’était lancé dans la politique et était rapidement devenu le chef des économistes.