« Eh bien ? » dis-je au bout d’un instant.
Il s’accouda négligemment à ma table.
« Eh bien, vous avez entendu mon discours, je pense.
— Oui, un beau ramassis de sottises, si vous voulez mon avis.
— Peut-être, mais elles ont porté !
— Vous savez que je puis vous faire arrêter ?
— Que ne le faites-vous ! »
Je haussai les épaules.
« Ce n’est pas nécessaire. »
En réalité, j’étais plus ennuyé que je ne voulais me l’avouer. Le mouvement s’était révélé bien plus fort et sûr de lui que nous ne l’avions cru possible. À quel point la police nous était-elle encore fidèle ? Sauf pour les quartiers scientifiques, elle était composée uniquement de trills. N’ayant habituellement affaire qu’à de rares malfaiteurs, elle était peu nombreuse. D’un autre côté, il y avait eu si longtemps (2359 ans exactement) depuis la dernière guerre que je doutais fort que qui que ce fût, parmi les économistes ou les destinistes, eût quelque notion de tactique ou de stratégie. Je n’en avais pas davantage, d’ailleurs !
« Vous avez demandé à me voir. Qu’avez-vous à me dire ?
— Abandonnez cette idée folle du voyage vers une autre étoile, et je vous assure que tout rentrera dans l’ordre. Nous pourrions même retirer nos demandes de restriction du nombre des tekns.
— Ce n’est pas une idée folle ! Le soleil va devenir une naine noire, après l’explosion. Vous savez ce que c’est qu’une naine noire ?
— Une étoile qui ne rayonne plus ?
— Pas exactement. C’est une étoile qui est si chaude que la très grande majorité de son rayonnement se place dans l’ultraviolet. Elle sera entourée en plus d’un nuage de gaz qui nous empêchera de toute manière de nous en rapprocher assez sans inconvénients graves. À la distance où nous serons obligés de rester, nous pourrons peut-être maintenir une population de quelques centaines de milliers d’hommes, pour quelques générations.
— Qui me prouve que vous me dites la vérité ? Démontrez-moi vos affirmations.
— Et vous aviez été classé tekn ! Dis-je amèrement. Vous croyez que je puis démontrer comme cela quelque chose que je n’ai pas eu le temps d’étudier moi-même, et qui me prendrait probablement plusieurs semaines de travail pour comprendre !
— Autrement dit, vous refusez ?
— Je ne puis pas. Croyez bien que je préférerais pouvoir vous convaincre !
— Alors, je n’ai plus rien à faire ici. Tant pis pour vous ! »
Il sortit, très raide. Je fis venir Tirai.
« Dois-je le faire arrêter ?
— Non, pas encore. Nous ne sommes pas prêts …
— Que faire alors ? Ce salaud-là risque de nous mettre en retard, s’il arrive à déclencher des grèves sur les chantiers.
— Gagnons du temps. J’ai fait installer pendant votre absence des défenses, par des tekns sûrs, sous prétexte d’amélioration de l’éclairage des rues. Un but pratique, contre lequel les économistes n’ont rien à dire ! Cela sera fini dans quelques heures.
— Ne se méfieront-ils pas ?
— Il n’y a pas de tekns parmi eux … Pas encore ! Ce que je fais installer pourrait d’ailleurs servir aussi à l’éclairage, avec quelques modifications bien sûr.
— Et c’est ?
— Les trills nous prennent pour des fous ! Il y a longtemps que le conseil a prévu la possibilité d’une révolte. Et si notre service de renseignements n’a peut-être pas été à la hauteur, celui de la défense le sera. Vous connaissez le plan n° 21 ? Ah mais non ! Vous ne le connaissez pas, ne faisant pas partie du conseil, malgré votre position. Je ne puis donc vous le révéler sans une autorisation, qui sera certainement donnée, d’ailleurs.
— Dans ce cas, dis-je, irrité, je pense que c’est tout pour le moment ? J’ai du travail urgent à faire, et si je ne fais pas partie du conseil, j’ai la responsabilité du grand œuvre. Je vais faire distribuer des fulgurateurs aux ingénieurs. »
À peine Tirai parti, je donnai les ordres nécessaires. Puis je me replongeai dans mon travail.
Il s’écoula probablement quelques heures, mais qui ne me parurent que des minutes, avant la première explosion. Quoique lointaine, elle secoua l’immeuble de la Solodine, témoignage de sa violence. En même temps monta, par les fenêtres ouvertes sur le calme crépuscule, une rumeur. Je me levai, passai sur le balcon, regardai vers les terrasses, loin au-dessous de moi. Une foule dense les inondait, agitée de remous. Sur la plus basse jaillit un éclair, creusant dans la populace un sillon en diagonale. Je me précipitai, saisis une paire de jumelles. Acculé dans un coin contre un parapet, un tekn, reconnaissable à son uniforme gris, serrait dans sa main la forme brillante d’un fulgurateur. Il tira encore deux fois avant d’être submergé sous le nombre et jeté par-dessus la balustrade.
Je rentrai dans mon bureau, me demandant comment il se faisait que je n’eusse pas été averti de ce développement inquiétant de la situation. Et je pâlis et me traitai mentalement d’imbécile : dans mon souci de tranquillité j’avais abaissé l’interrupteur, coupant ainsi toute communication entre le monde extérieur et mon bureau. Au moment où une deuxième explosion ébranlait le plancher, je rétablis le contact. L’écran s’illumina aussitôt et la face soucieuse de Hani s’y dessina.
« Enfin, Haurk, où étiez-vous ? »
Honteux, j’expliquai.
« Ce n’est rien ! Nous craignions que les insurgés ne fussent parvenus jusqu’à vous et ne vous eussent tué !
— Mais que se passe-t-il ?
— Branchez un écran sur la Rakorine, et vous verrez ! »
J’obéis. La grande avenue était couverte d’une foule hurlante, armée d’objets hétéroclites, haches, barres de fer, couteaux et quelques fulgurateurs. Elle marchait vers le carrefour Kinon, bousculant les policiers épars.
« Comme vous le voyez, nos amis sont passés à l’action révolutionnaire.
— Qui ? Les économistes ?
— Eux ? Oh non ! Ce sont des bavards sans grande envergure. Non, les destinistes ! Pour le moment, le danger n’est pas immédiat. Nous avons déclenché le plan n° 21 et bloqué tous les accès aux centres vitaux par des herses. Mais il y a des explosifs à Huri-Holdé, et il est facile d’ailleurs, même pour des trills, d’en fabriquer. J’ai peur qu’elles ne nous donnent qu’un répit. »
Sur l’écran, en tête de la foule, un homme de haute taille déploya un immense drapeau noir portant le globe terrestre foudroyé d’un éclair : l’emblème des destinistes !
« Combien sont-ils ?
— Une minorité, heureusement. Peut-être cinq à dix millions ici, une proportion analogue dans les autres villes. Il n’y en a pas pour le moment sur Vénus.
— Les géocosmos ?
— Aucun danger pour le moment. Ah, n’utilisez, sous aucun prétexte, votre cosmo. Nous diffusons, depuis la faculté de Physique, les ondes de Knil. »
Je pâlis à la pensée qu’un réflexe de panique aurait pu me faire me précipiter vers mon appareil. Sous l’influence des ondes de Knil, tout dispositif cosmomagnétique activé libérait son énergie en une fraction de seconde. Je compris l’origine des explosions, et leur violence !