Je m’habillai à la hâte, enfilai mon imperméable, perdis quelques instants à chercher la clef du garage où était ma moto. Le moteur démarra au premier coup, et je filai dans la nuit profonde où ne palpitaient plus que de rares éclairs. J’éveillai le docteur, montai avec lui dans sa voiture, et quelques minutes après nous étions à la centrale.
Elle n’était éclairée que par quelques lampes de secours, branchées sur accumulateurs, et il y régnait une animation de fourmilière bouleversée. Le jeune stagiaire nous conduisit immédiatement à la petite infirmerie. Paul était étendu sur un lit trop petit pour lui — ai-je dit qu’il atteignait la taille invraisemblable de 2 m 04 ? — pâle, sans connaissance.
« Il a été commotionné, nous expliqua le stagiaire. Il se trouvait près d’un alternateur quand cette bizarre foudre est tombée. Excusez-moi, il faut que je parte. Tout est détraqué, il y a tellement à faire et je suis seul, le directeur et les autres ingénieurs ne peuvent être touchés par téléphone ! »
Déjà le docteur Prunières s’empressait auprès de mon ami. Au bout de quelques minutes, il se releva :
« Simplement évanoui. Mais il faut le transporter d’urgence à la clinique. Il est choqué, son pouls est très faible, et j’ai peur … »
Je bondis, réquisitionnai deux ouvriers, et nous transportâmes Paul dans une camionnette où un lit avait été rapidement improvisé. Prunières les accompagna, après avoir promis de me tenir au courant.
Je me préparais à partir moi-même quand le stagiaire revint.
« Monsieur Périzac, vous qui avez vécu sous les tropiques, avez-vous jamais constaté là-bas un phénomène analogue ? On dit que les orages y sont plus violents qu’ici.
— Jamais. Et je n’en ai pas non plus entendu parler. J’ai vu, de ma fenêtre, cette colonne de feu tomber sur la centrale, et c’était bien le plus étrange spectacle qui fût !
— Plus étrange que vous ne sauriez croire. Je viens de vérifier les alternateurs. Ils sont intacts. Seulement … »
Il hésita, baissa la voix, comme honteux et incertain de ce qu’il allait dire :
« Seulement, l’induction ne se fait plus !
— Quoi ?
— C’est idiot, n’est-ce pas ? Mais c’est comme ça.
— Et quelles sont les circonstances de l’accident qui est arrivé à M. Dupont ?
— Nous les connaîtrons quand le seul témoin, un ouvrier mécanicien, sera en état de parler !
— Il a été touché, lui aussi ?
— Non, mais la peur l’a rendu fou. Il dit des bêtises. Il est vrai que ce qu’il raconte n’est pas plus idiot que mon histoire d’alternateurs !
— Et que dit-il ?
— Venez, vous l’interrogerez vous-même. »
Nous retournâmes à l’infirmerie. Sur un lit était assis un homme d’une quarantaine d’années, les yeux hagards. L’ingénieur s’adressa à lui :
« Maltôt, veuillez raconter à l’ami de M. Dupont ce qui s’est passé. »
L’homme me jeta un regard de bête traquée.
« Oui, vous voulez que je parle devant témoin, et après vous me ferez enfermer comme maboul ! Et pourtant ce que je dis est vrai ! J’ai vu, moi, j’ai vu ! »
Il hurlait presque.
« Allons, calmez-vous ! Il n’est nullement question de vous faire enfermer. Mais nous avons besoin de votre témoignage pour le rapport. Et il peut aussi nous être utile pour soigner M. Dupont. »
Il hésita.
« Dans ce cas … Et puis, après tout, je m’en fous. Croyez-moi ou pas. Du reste, je me demande moi-même si je ne suis pas cinglé ! »
Il respira profondément.
« Voilà. M. Dupont m’avait demandé de venir l’aider à vérifier l’alternateur n° 10. J’étais à un mètre de lui, à sa gauche. Tout à coup, nous avons eu l’impression que l’air se chargeait d’électricité. Vous avez fait de la montagne ? Vous savez, quand les piolets chantent. M. Dupont m’a dit alors : « Fichez le camp, Maltôt ! » Je me suis mis à courir jusqu’au bout du hall, et là, la porte étant fermée, je me suis retourné. M. Dupont était encore près de l’alternateur, et il y avait des aigrettes de feu sur tous les angles. Je lui ai crié : « Venez « vite ! » C’est alors que tout l’air est devenu lumineux, violet. C’était comme un tube au néon, mais violet, et ça finissait à même pas un mètre de moi !
— Et Dupont ? Demandai-je.
— Il s’était arrêté de courir vers moi. Il regardait en l’air, étonné. Il était en plein dans la lumière, mais cela ne semblait pas l’incommoder. Et alors … »
Il se tut, hésita un long moment, puis, d’un coup, comme s’il se jetait à l’eau :
« Alors j’ai vu une forme humaine transparente, à peine visible, qui flottait dans l’air et se dirigeait vers lui, une forme immense, aussi grande que lui. Il a dû la voir, car il a fait un geste pour la repousser, et a hurlé : « Non ! Non ! » La forme l’a touché, et il est tombé. Voilà.
— Et après ?
— Après, je ne sais plus. Je me suis évanoui de peur. »
Nous quittâmes Maltôt. L’ingénieur me demanda :
« Que pensez-vous de cette histoire ?
— Je crois que vous avez raison, et que votre bonhomme est fou de peur. Je ne crois pas aux fantômes. Dupont, s’il en réchappe, nous dira ce qu’il en est.
— Moi non plus, je ne crois pas aux fantômes. Je ne crois pas davantage à un alternateur intact, vous m’entendez, intact ! Et qui ne produit plus de courant. Enfin, comme vous le dites, Dupont nous expliquera, peut-être … »
Il était maintenant cinq heures du matin, et, au lieu de rentrer, je passai chez le docteur prendre ma moto, et filai vers la clinique. Paul allait mieux, mais dormait. J’achevai la nuit avec le docteur, à qui je racontai la fantastique histoire de Maltôt.
« Je le connais bien, me dit-il. Son père est mort il y a deux ans de delirium tremens, mais, à ma connaissance, le fils a horreur de la boisson. Cependant … »
Peu après le lever du jour, une infirmière nous prévint que Paul allait sans doute reprendre conscience. Nous y allâmes immédiatement. Il était moins pâle. Son sommeil était agité, il remuait continuellement. Je me penchai vers lui, et rencontrai son regard.
« Docteur, il se réveille ! »
Ce regard exprimait un étonnement sans borne. Il parcourait le plafond, les murs nus et blancs, puis nous fixa avec insistance.
« Alors, dis-je d’un ton enjoué, ça va mieux ? »
Il ne me répondit pas d’abord, puis ses lèvres remuèrent, mais je ne pus saisir les mots.
« Que dis-tu ?
— Anak oé na ? Prononça-t-il distinctement, d’un ton interrogatif.
— Quoi ?
— Anak oé na ? Erto sin balurem singaletu ekon ?
— Qu’est-ce que tu dis ? »
J’étais partagé entre une envie incongrue de rire et l’inquiétude.
Il me regardait fixement, une vague épouvante dans les yeux. Avec peine, comme faisant un effort terrible, il dit enfin :
« Où suis-je ? Que m’est-il arrivé cette nuit ?
— Ah ! C’est mieux. Tu es à la clinique du docteur Prunières, que voici à côté de moi. Tu as été atteint cette nuit par la foudre, mais ce n’est rien. Tu seras vite guéri.
— Et où est l’autre ?
— Quel autre ? L’ouvrier ? Il n’a rien eu.
— Non, pas l’ouvrier. L’autre qui est avec moi. »
Il parlait difficilement, comme en un rêve, cherchant ses mots.
« Mais il n’y avait personne d’autre avec toi !
— Je ne sais plus … Je suis fatigué.
— Ne lui parlez plus, monsieur Périzac, intervint le docteur. Il a besoin d’un repos absolu. Demain ou après-demain, je pense qu’il pourra rentrer chez lui.