Je m’avançai, suivi de mon état-major de techniciens ; d’un commun accord, le conseil m’avait désigné pour cette tâche. De la cabine vitrée, où elle surveillait les appareils enregistreurs, Rhénia me fit un signe d’encouragement. Je m’assis.
Je posai les mains sur le clavier, tâtai les touches. Pas encore connectées, elles s’enfoncèrent, molles, sous mes doigts. Le départ devait s’effectuer à midi, et il n’était que 11 h 40. Je restai là, terriblement gêné, ne sachant quelle contenance prendre. J’activai un écran et devant moi apparut la face de Kilnar, qui remplissait sur Vénus le même rôle que moi. Grand géophysicien, il avait été mon camarade d’université, et nous étions de bons amis, quoique ne nous voyant que rarement. Il me fit une grimace malicieuse et irrespectueuse, que transmirent, presque sans décalage de temps, les ondes de Hek, que nous venions d’apprendre depuis peu à utiliser pour les communications.
« Plus que cinq minutes », dit la voix de Sni, mon ancien assistant.
J’avais tenu à ce qu’il fût présent à mes côtés, confiant en son calme inébranlable.
« C’est bon. Énergisez. Vérifiez les circuits.
— Tout clair ! »
Je regardai particulièrement la lampe témoin du disrupteur, chargée d’interrompre le courant au cas où les géocosmos sortiraient de phase. Quelques secondes hors-phase, en effet, et la Terre risquait d’éclater, tiraillée entre des impulsions divergentes. Devant moi, un peu plus loin que les touches du clavier, l’aiguille du chronomètre courait derrière sa vitre. Deux minutes, … une minute. Je jetai un coup d’œil sur l’écran montrant la chambre de contrôle sur Vénus. Kilnar grimaçait toujours, une grimace d’anxiété maintenant. Trente secondes … dix secondes … cinq secondes … Zéro !
J’appuyai à fond sur la touche centrale, chargée de mettre en marche le robot qui se chargerait du vrai travail. Une lampe témoin s’alluma. Le plus formidable événement de l’histoire de la Terre venait d’avoir lieu, et rien ne sembla le marquer, que cette petite lampe verte, fixe.
« Nord n °1. Nord n °1, clama une voix. Tout normal.
— Nord n° 2. Nord n° 2. Tout normal.
— Nord n° 3. Nord n° 3. Tout normal. »
La litanie s’égrena.
« Ici Sud. Ici Sud. Tout normal. »
Sur l’écran géophysique, une ligne continue et droite se dessinait, à peine agitée de faibles trémulations. Elle représentait l’intégration de tous les postes sismiques sur toute la Terre, et les trémulations étaient la trace des microséismes habituels.
Petit à petit, nous nous détendions. Les rapports arrivant de Vénus étaient également favorables. Pourtant, sur les deux planètes s’exerçaient maintenant des forces gigantesques qui allaient les entraîner, en une orbite spiralée, loin de leur soleil, vers une autre étoile ! Appliquées avec précaution, en une progression d’une infinie lenteur, elles paraissaient insensibles. À deux heures de l’après-midi, la vitesse de la Terre sur son orbite avait augmenté de quelques 10 centimètres seconde !
Soudain, sur l’écran géophysique, une indentation creusa la ligne lumineuse. Nous eûmes tous un choc au cœur, jusqu’au moment où la voix calme de Rhénia annonça :
« Important séisme à la pointe du continent occidental. Épicentre vers Tarogada. Hypocentre à 12 kilomètres. Séisme normal. »
Déjà la ligne se redressait. Nous n’avions plus qu’à attendre. Bien trop délicat pour être réglé par une main humaine, l’accroissement de la vitesse dépendait de machines magnifiques, robots infaillibles. Pourtant, nous restâmes là jusqu’au soir, regardant l’aiguille des vitesses orbitales additionnelles se traîner sur le cadran des mètres secondes. Bien des mois passeraient avant que le diamètre apparent du Soleil diminuât de façon appréciable.
Pour la première fois depuis des années, si l’on excepte mon séjour sur Vénus et quelques autres courtes vacances, j’eus le loisir de vivre ! Je me lançai alors à corps perdu dans l’étude de l’analyse kelbicienne, ne pouvant supporter qu’une part de la mathématique m’échappât complètement. Ce fut un rude travail, et plus d’une fois je dus demander des explications à Kelbic. C’était un tout jeune homme, grand et mince, qui n’avait dans la vie que deux passions, les mathématiques et le vol à voile. Très rapidement, une solide amitié se forma entre nous, d’autant plus étroite que j’avais été jusqu’à présent le seul, avec Hani, capable de pénétrer profondément dans ce monde nouveau qu’il avait créé. Il avait développé toute une symbolique particulière, permettant à un esprit bien entraîné de saisir simultanément un nombre n de variables. En analyse kelbicienne, le fameux problème des trois corps devenait ridiculement facile.
Rhénia se joignait parfois à nous. Quoiqu’elle n’essayât pas de pénétrer l’analyse kelbicienne — plus par manque d’intérêt, je crois, que par incapacité —, elle se lia rapidement d’amitié avec Kelbic, au point de me rendre parfois presque jaloux.
Une des premières requêtes que m’avait adressé Kelbic avait été de rapporter l’interdiction du vol à voile qui avait été lancée au début du grand œuvre. Non point par souci d’austérité, toute distraction étant au contraire utile, mais parce que, dans les environs des cités, les essaims de cosmos, ne suivant plus les routes tracées à l’avance, étaient devenus un danger mortel pour les velivoles. Maintenant, les grands géocosmos achevés, les appareils de transport avaient repris leur trafic normal, et tout danger était passé. La loi n’avait pas été rapportée cependant, par oubli.
Je n’avais jamais eu l’occasion d’apprendre à piloter un planeur, et l’envie m’en venant à la suite de mes conversations avec Kelbic, je demandai l’autorisation au conseil. Il ne la refusa pas, se contentant de m’enjoindre de prendre toutes précautions utiles. Le seul qui fit quelque opposition fut Hélin, le nouveau maître des hommes : l’occasion serait trop belle, dit-il, pour les destinistes, de prendre leur revanche. L’avenir devait lui donner partiellement raison. Cependant, comme le gros travail était maintenant achevé, il fut décidé d’abroger la loi.
Je fis donc mon apprentissage de pilote, sous la direction de Kelbic, et goûtai à des joies que j’avais ignorées. Joies différentes de celles que donnait le pilotage d’un cosmo : pas de départ foudroyant, en flèche vers le ciel, pas de vision de la Terre défilant sous moi à une allure folle. Mais des flâneries d’oiseau, le lent déroulement des paysages, plaines, vais, rivières, collines, et la joie de sauter les monts, de lutter dans les ascendances, spiralant comme un milan, les douces glissades vers le sol.
Désormais, plusieurs fois par semaine, nous partions tous trois, chacun dans notre planeur. J’avais dû en faire construire un pour mon usage personnel, mais il ne me donnait pas entière satisfaction.
Il me semblait plus lourd, plus mou que celui de l’école. J’en accusai mon inexpérience, me piquant au vif, essayant d’en tirer le maximum.
Un jour, nous volions doucement au-dessus de la grande réserve. Les stations de contrôle météorologique nous avaient assuré un vent constant, qui nous porta, en douces ondulations, d’Huri-Holdé à la réserve à 450 kilomètres au sud. Nous avions franchi les montagnes que vous appelez l’Atlas marocain. Loin de nous, un troupeau d’éléphants se baignait dans un fleuve qui n’existe pas de vos jours, le Kéral, qui suit à peu près le lit de votre Oued Draa, mais vient de la mer intérieure de Khama. Kelbic volait en avant, Rhénia à ma gauche. Loin derrière nous, d’autres vélivoles tournoyaient lentement.