Kelbic m’appela soudain par radio.
« Haurk, vois-tu ces planeurs, droit devant ?
— Oui, eh bien ?
— Ils ne viennent pas d’Huri-Holdé. Si loin de la base, ce ne pourraient être que Kamak, Àtuar ou Sélina. Or je sais qu’ils ne sont pas sortis aujourd’hui. Et nous sommes encore trop loin d’Akeliora pour que ces planeurs puissent en provenir.
— Que nous importe ?
— Il m’importe beaucoup de savoir comment des planeurs peuvent se déplacer si vite … contre le vent ! »
Les trois points grossissaient très vite, en effet ; pourtant leur silhouette, maintenant bien visible, étaient celles d’avions sans moteur, et non point le court fuseau d’un cosmomagnétique.
« Attention, Haurk, intervint Rhénia. Rappelle-toi ce que t’a dit Hélin. Les destinistes … »
Ce qui se passa ensuite fut inconcevablement rapide. Les trois planeurs qui arrivaient en face de nous semblèrent se désintégrer, les ailes se plièrent en arrière, tombèrent en tourbillonnant. Et, fonçant droit vers nous, sinistres, apparurent trois fuseaux.
« Évite, Haurk, évite ! » cria Kelbic.
C’était déjà trop tard. Avec un bruit de métal léger déchiré, un des cosmos venait d’arracher mon aile droite. Le sol bascula, puis remonta très-vite. L’air sifflait sur les côtés du planeur mutilé.
« Haurk, arrache le tableau de bord. Vite ! vite ! »
Ahuri, je perdis de précieuses secondes. Enfin je me penchai, passai les mains sous le rebord, tirai à moi. Le tableau vint d’un seul bloc, laissant apparaître les commandes familières d’un cosmo. Je ne perdis plus de temps, essayai d’enrayer ma chute. Je n’y parvins qu’à demi. Les restes du planeur touchèrent le sol avec un choc mou qui envoya ma tête porter contre le pare-brise. J’essuyai du sang qui coulait dans mes yeux, regardai vers le ciel. Un seul planeur, une aile partiellement arrachée, perdait rapidement de la hauteur. C’était le n° 1, celui de Kelbic. Le n° 2, avec Rhénia, avait disparu.
Je sautai à terre, déchirant mon vêtement à une membrure brisée. Le planeur de Kelbic toucha le sol à quelque cent mètres de moi, glissa, s’écrasa contre un arbre. Plus loin, presque dans l’eau du Kéral, je repérai l’épave de celui de Rhénia. J’y courus, angoissé. Elle était pliée en deux dans l’habitacle, évanouie. Je m’efforçai vainement de l’en sortir.
« Pas comme cela. Fais coulisser la porte vers l’arrière », dit la voix calme de Kelbic.
Je me retournai. Une grande balafre coupait sa figure, balafre blême, enflée, d’où le sang coulait lentement.
À nous deux, nous réussîmes à sortir Rhénia, nous l’étendîmes sous l’aile intacte, sur le sable. Kelbic, qui, comme tout pilote, avait quelques notions de médecine, se pencha sur elle.
« Rien de grave, je crois. La peur et le choc. »
De fait, quelques instants plus tard, elle reprit connaissance. Il ne s’était guère écoulé plus de cinq minutes, depuis l’apparition de l’ennemi.
« Que penses-tu de cette attaque, Kelbic ?
— Elle est signée. À tort ou à raison, les destinistes — ce qui en reste ! — ont décidé que tu es l’homme à abattre. Peut-être d’ailleurs, à la même heure, y a-t-il eu des attentats contre chacun, des membres du conseil, quoique j’en doute. Ce qui est plus inquiétant, c’est que le camouflage de ces cosmos a exigé certainement des facilités techniques qui ne sont ordinairement pas accessible à tous. Il doit y avoir quelques tekns parmi les destinistes. Des tekns destinistes … J’ai peine à imaginer ça !
— Peut-être ont-ils formé leurs propres techniciens ? Après tout, pour des gens résolus à agir illégalement, cela n’est pas impossible. Et-peut-être aussi ont-ils leurs propres ateliers clandestins …
— Je ne sais quelle hypothèse est la pire, dit Rhénia. Ce qui m’étonne, c’est cet attentat manqué. Pourquoi n’ont-ils pas foncé droit sur le fuselage. Ils auraient été bien plus sûrs de nous tuer !
— Les épaves auraient été retrouvées, Rhénia, et l’attentat signé. Tandis qu’une aile de planeur, cela peut se rompre, dans un mauvais temps comme nous allons en avoir d’ici peu, si j’en crois le ciel, et cela suppose que nos ennemis ont des complices dans les services météorologiques, aussi. Enfin, je suis heureux d’avoir prévu le coup, et d’avoir fait installer de petits cosmos, insuffisants-pour voler, mais utiles comme parachutes …,
— C’est donc pour cela que mon planeur était si lourd !
— Oui. Il ne nous reste plus qu’à signaler notre position à Huri-Holdé, et à attendre qu’on vienne nous chercher.
— Je ne puis croire qu’ils aient renoncé si facilement, dis-je. Hâtons-nous ! »
Nous essayâmes d’abord le poste de radio de Rhénia. Il était endommagé. Celui de Kelbic était en miettes, et nous commencions à nous inquiéter quand nous arrivâmes à mon engin. Le poste n’était pas intact, mais assez facilement réparable. Je m’y employai. Rhénia s’éloigna un peu vers la forêt. Je faillis lui crier de retourner, puis réfléchis qu’elle avait son fulgurateur, et que nulle bête ne pouvait l’inquiéter.
Kelbic, lui, n’était pas armé. Je lui demandai de monter la garde près du planeur, pendant que je réparerais le poste. J’avais à peu près fini quand il m’appela :
« Haurk, des hommes ! »
Ils étaient sept, surgissant de derrière une pointe de verdure. Je ne les reconnus pas. Ils ne portaient aucun vêtement distinctif, ni le gris sévère des tekns, ni la blouse bouffante des trills, mais une toge noire drapée, qui claquait au vent. Avant de sortir de la carlingue, je vérifiai mon petit fulgurateur, et regardai dans la direction où avait disparu Rhénia. Elle n’était pas visible.
Le ciel était de plus en plus sombre, une lumière de cataclysme éclairait la plage, livide et diffuse, et les eaux noires du fleuve se ruaient en grondant. Un éclair sillonna les nuages.
« Qui êtes-vous ? cria Kelbic. Êtes-vous des envoyés du conseil ? »
Ils ne répondirent pas, se déployèrent en croissant. Je me glissai de l’autre côté du planeur.
Un des hommes jeta un ordre bref, et ils se ruèrent sur Kelbic, armes tirées. Dans la lumière indécise, je ne vis pas clairement à quel type elles appartenaient, mais je pus me rendre compte, à l’absence du renflement du condenseur, qu’il ne s’agissait pas de fulgurateurs. Loin, derrière la pointe de verdure, à peine visibles dans l’obscurité grandissante, parurent d’autres hommes, nombreux. Kelbic recula vers moi.
« Les destinistes ! »
Il était trop tard pour lancer un message. Je fis rapidement un tour d’horizon. Nous étions serrés entre la boucle du fleuve et la forêt.
« Filons vers la jungle, dis-je. Cours ! »
Il s’élança et je le suivis. À ma vue, un des hommes cria, leva le bras. Il y eut une détonation sourde, et devant mes pieds, le sable vola, dans la lueur d’un éclair. D’autres balles sifflèrent à mes oreilles comme je fonçais vers les arbres, dans l’éblouissement des fulgurations célestes. Alors je me retournai, tirai deux fois, et la foudre des hommes répondit à celle du ciel. Là-bas, des silhouettes s’affaissèrent sur le sable vitrifié.
Je pénétrai sous le couvert au moment même où les premières gouttes de pluie tombaient. Puis ce fut, avec un roulement assourdissant sur les feuilles, la cataracte d’une pluie tropicale. Nous ne courions plus, empêtrés dans les végétations basses, mais marchions aussi vite que possible. Deux fois, dans la traversée d’une clairière, retentirent des coups de feu ; les autres nous serraient de près. Je dédaignai de répondre, ne voulant pas gaspiller les décharges, en nombre limité, de mon fulgurateur. Tout en marchant, suivant le dos de Kelbic à peine visible, je me demandais ce qu’il était advenu de Rhénia. Je me gardai de l’appeler, ne voulant attirer l’attention de nos poursuivants ni sur nous ni sur elle. Mais je me jurai que si quoi que ce soit lui arrivait, je n’aurais de cesse avant d’avoir étripé de ma main le dernier destiniste.