Puis nous rencontrâmes un enchevêtrement de troncs pourris et de lianes qui nous firent perdre un temps précieux. Quand nous l’eûmes enfin traversé, les bruits de poursuite venaient non seulement de derrière nous, mais aussi de droite et de gauche : nous étions presque encerclés. Enfin nous parvînmes à une très grande clairière, barrée entièrement, à son côté opposé, par un mur rocheux. Loin, à droite et à gauche, émergèrent nos poursuivants.
Nous traversâmes la clairière au pas de course, salués par quelques balles, espérant trouver un passage dans les rochers. Hélas, la paroi s’élevait, droite et nue, percée seulement d’une grotte. Aux abois, nous nous y précipitâmes. J’eus juste le temps de foudroyer le magnifique lion qui se dressa devant nous.
En un sens, notre situation s’était améliorée. L’orage était presque terminé, une lune pleine illuminait la clairière, à peine voilée de temps en temps par un lambeau de nuage. Si nous pouvions tenir jusqu’au jour, nous étions presque certainement sauvés, car les équipes de recherches lancées par le conseil arriveraient à nous trouver, ou feraient fuir nos ennemis. Mais quand je consultai le compteur du fulgurateur, je fis la grimace. Il me restait à peine dix-sept décharges ! Ah, combien j’ai souhaité alors de posséder les facultés télépathiques des héros des récits fantastiques que je lisais quand j’étais enfant ! Un appel mental perçu jusqu’au bout de la galaxie, et seraient survenues mes vaillantes troupes, braves Terriens, Martiens indomptables, rusés Vénusiens, terribles dragons d’Aldébaran IV ! Hélas, nous n’étions que deux simples hommes, face à face avec la mort, dans nos vêtements trempés.
Nous étions couchés derrière les blocs éboulés, tels des hommes de l’âge de pierre, attendant l’assaut. Il tardait à venir. De temps en temps une balle sifflait, s’écrasait contre le roc, inoffensive, ou au contraire ricochait dangereusement. Mais les assaillants restaient prudemment à couvert. L’anxiété me rongeait, tant pour nous-mêmes que pour Rhénia. J’essayai de me mettre mentalement dans la peau des ennemis : comment agirais-je à leur place ? Grimper sur la falaise, me laisser brusquement tomber devant la grotte ? C’était faisable, la muraille rocheuse n’ayant pas plus de trois ou quatre mètres … Attendre que la Lune se couche ? Elle ne le ferait pas de longtemps encore. La nuit s’écoula lentement.
Quand l’horizon pâlit à l’est, j’aperçus des mouvements en lisière de la forêt. Puis, courant comme des démons, les ennemis foncèrent. Je tirai jusqu’à épuisement du fulgurateur. Ils étaient trop ! Laissant derrière eux les cadavres carbonisés, ils parvinrent jusqu’à la grotte, sans riposter.
« Tiens, ils nous veulent vivants maintenant », eus-je le temps de penser.
Je lançai le fulgurateur à la tête du premier, ramassai une branche brisée. Kelbic, à coups de cailloux, improvisait un barrage. Puis ce fut le corps à corps. Pendant un moment je réussis à les tenir à distance, ma branche dessinant un cercle vide autour de moi. Écrasé sous le nombre, je roulai enfin à terre. Je reçus un choc sur le crâne et perdis conscience.
Je me réveillai attaché étroitement. À côté de moi, Kelbic était étendu, la face tuméfiée. Une sentinelle me tournait le dos, et, à quelque distance, une quinzaine d’hommes, assis à même le sol, discutaient. Je ne pus en reconnaître aucun. L’un d’eux se leva et vint vers moi.
« Insensé, dit-il, qui veut entraver les ordres du Destin ! Où t’a conduit ton orgueil, ô tekn ? Qui peut se mettre en travers des desseins divins sans être écrasé ? Et à quoi bon sauver ton corps, dis-moi, si tu perds ton âme ? »
Je dédaignai de répondre. Même le fait que tous les croyants, sans exception, à part les destinistes, aient été en accord avec le grand œuvre ne signifiait rien pour ces fanatiques. Ils avaient la Vérité, la seule, l’unique Vérité. Périsse le monde plutôt qu’elle !
Les arbres, à la lisière de la forêt, plièrent ; quatre éléphants surgirent, bientôt suivis d’une quinzaine d’autres. Les hommes ne se dérangèrent pas. Habitués à voir souvent des visiteurs dans leur réserve, les éléphants n’étaient pas dangereux. Pourtant, ceux-ci, poussés par une vague curiosité sans doute, s’approchèrent. Ils évitèrent les groupes, se divisèrent de part et d’autre. Et, brusquement, jaillit une voix claire, la voix de Rhénia !
« Maintenant, Hllark ! Maintenant ! »
Le plus grand des éléphants fit une volte-face, écarta d’un revers de trompe notre gardien, me saisit délicatement. Un autre souleva Kelbic encore inconscient. J’étais porté par le milieu du corps, tête et jambes pendantes. Je contractai ma nuque, levai la tête. Les hommes se dispersaient en désordre.
« Ici, Hllark ! »
Mon éléphant se dirigea vers la forêt. Alors claquèrent des coups de feu. Une balle me manqua de peu, s’enfonça dans la trompe. Avec un barrissement de rage, l’animal me lâcha et je touchai rudement le sol. Puis il pivota sur lui-même et fonça, suivi des autres. Il y eut quelques cris, quelques détonations, puis le silence. En haillons, cheveux épars, Rhénia se pencha sur moi, dénouant mes liens. Je me levai, ankylosé. Sur le sol de la clairière, des taches sombres piétinées marquaient les points où avaient été rejoints les destinistes.
« Kelbic ? Demandai-je.
— Il est vivant.
— Comment as-tu fait pour apprivoiser ces éléphants, Rhénia ?
— Pas des éléphants, Haurk. Des Paréléphants ! »
Je regardai les proboscidiens de plus près. Ils étaient maintenant calmés. Quoique leur aspect fût identique à celui de simples éléphants, leur crâne me sembla plus gros, plus bombé. Et je me souvins de l’expérience de Biolik.
C’était un biologiste vivant cinq siècles avant moi, et qui avait espéré créer des surhommes. Il avait expérimenté avec succès sur des félins et des éléphants, réduisant chez ceux-ci le volume du tissu osseux dans le crâne et doublant largement leur cerveau, qui était devenu en même temps bien plus compliqué. Le résultat était le Paréléphants, dont l’intelligence égalait celle d’un enfant humain de 5 à 6 ans. Et cette intelligence, induite grâce à des mutations contrôlées, était héréditaire. Encouragé par ces résultats, Biolik, sans en avertir le conseil, avait expérimenté sur sa propre famille. Le résultat avait été si atroce qu’il s’était suicidé. Apparemment, l’intelligence humaine ne pouvait être augmentée de cette façon. Mais les Paréléphants, comme les paralions, avaient survécu et s’étaient multipliés. Leur existence dans les réserves ne présentaient aucun inconvénient, mais généralement ils évitaient l’homme et, à cause de leur intelligence même, étaient difficiles à joindre.
Rhénia, s’enfonçant dans la forêt, avait vu atterrir un grand cosmo. Pensant d’abord qu’il s’agissait d’envoyés du conseil, elle avait fait demi-tour, mais la suite des événements l’avait vite détrompée. Elle avait dû fuir à son tour un parti ennemi, avait erré, perdu son fulgurateur en traversant un marais, s’était enfin assise, pleurant, sur une souche. C’est là que Hllark, le Paréléphants, l’avait rencontrée à la fin de l’orage, à la nuit tombée. Hllark avait été l’ami — la loi interdisait la possession d’un paranimal — d’un chimiste d’Akeliora, la cité située au sud, et comprenait partiellement le langage humain. Rhénia, patiemment, lui avait expliqué la situation, et avait réussi à le convaincre de nous secourir. Ce devait être un curieux spectacle que cette jeune fille en haillons, essayant, dans une clairière baignée de lune, de faire alliance avec la superbe bête. Finalement, Hllark avait accepté, rassemblé son troupeau, et pris Rhénia sur son dos.