Il revenait maintenant vers nous, balançant sa trompe d’un air satisfait, ses énormes pattes toutes rouges. La balle n’avait fait qu’une éraflure sans importance. Doucement, Rhénia lui parla, n’employant que des mots simples. Il hocha la tête. Nous montâmes sur son dos, Kelbic se hissa sur un autre, et nous partîmes vers le fleuve.
Nous nous étions considérablement éloignés pendant notre fuite, et il fallut près d’une heure avant que nous arrivions près des épaves des planeurs. Un coup, d’œil nous montra que les destinistes avaient parachevé les destructions dues à la chute. Les postes de radio étaient maintenant irrémédiablement hors de service. Il ne restait plus qu’une chose à faire, gagner la plus proche cité par nos propres moyens, à moins que nous ne soyons repérés par les cosmos lancés certainement à notre recherche.
Hllark et son compagnon se laissèrent facilement persuader, et nous nous dirigeâmes droit au sud, vers Akeliora. Nos montures marchaient vite, et pourtant, au soir, nous étions encore loin de notre but, n’ayant aperçu ni cosmos, ni planeurs. Il nous fallut camper dans une clairière.
N’eût été l’état de Kelbic, d’une part, mon anxiété quant à ce qui avait pu se passer à Huri-Holdé d’autre part, je n’aurais pas été fâché de cet intermède. Notre feu brilla, vif et clair, nous avions en abondance des fruits pour calmer notre faim, et les Paréléphants formaient autour de nous une garde formidable. Mais la coupure que Kelbic portait au visage s’était envenimée, et la fièvre montait. Me fiant à Hllark pour la route, je démontai la boussole prise dans le planeur, et fis bouillir de l’eau dans sa cuve pour laver la plaie. Puis nous dormîmes, d’un sommeil assez agité. Sans, être comparable à la nuit de la jungle vénusienne, cette nuit de forêt africaine ne fut pas de tout repos. Plusieurs fois — nous étions près de la limite de la savane — des lions rugirent. Nous n’avions pas de couvertures, et une brume tiède nous enveloppait, transperçant ce qui nous restait de vêtements. Malgré les couches de branchages, la terre était dure à nos corps habitués au confort. Les jointures de mes doigts, abîmées par notre corps à corps du matin se mirent à me faire souffrir. Rhénia, épuisée, dormait, mais Kelbic ne cessait de se retourner en gémissant. Je finis par m’assoupir.
Je me réveillai au petit jour. L’aube perçait à peine, le ciel était grisâtre, et une chaleur accablante annonça un nouvel orage. Les silhouettes des deux éléphants montant la garde se découpaient sur le ciel blafard.
Je dégageai doucement mon bras de sous la tête de Rhénia, me levai, courbatu, ranimai le feu. Kelbic était brûlant de fièvre, et sa blessure avait mauvais aspect. Je la lavai à nouveau à l’eau bouillie, et, après un frugal déjeuner de bananes, nous repartîmes. La journée fut épouvantable pour le pauvre Kelbic, mais au soir nous aperçûmes les tours d’Akeliora se découpant en noir sur le couchant. Hllark continua vers le sud pendant une demi-heure, évitant ainsi un marécage, et, comme la lune se levait, nous arrivâmes en bas de la cité.
Nous fîmes quelque peu sensation, entrant par la porte principale à dos d’éléphant. Je ne m’en souciai guère, et fis transporter Kelbic à l’hôpital le plus proche. Quelques minutes plus tard, Rhénia et moi étions à la terkane, vous diriez à la mairie, et j’entrai immédiatement en contact par télévision avec Huri-Holdé, appelant Hélin. Aucun trouble n’avait agité la capitale, mais Hélin exprima sa surprise quand je lui fis part de nos aventures. Il avait en effet reçu un message écrit, signé de mon nom, et portant mon chiffre de code, disant que nous avions atterri à Akeliora et que nous ne rentrerions que plus tard. Le fait que les destinistes connaissaient mon chiffre prouvait que la trahison venait de quelqu’un de haut placé, peut-être même dans le conseil ! Je décidai de rentrer immédiatement. Avant de partir, nous allâmes voir Kelbic. Le médecin nous rassura : l’infection était jugulée, dans quelques jours il serait de nouveau sur pied. Je donnai au chef de la police locale l’ordre de veiller sur lui. Nous prîmes également le temps de faire nos adieux à Hllark et à ses compagnons qui l’avaient rejoint : un compte inépuisable en sucre lui fut ouvert à Akeliora.
Une enquête serrée découvrit, quelques jours après, le coupable qui avait transmis mon chiffre aux destinistes. C’était un jeune tekn, secrétaire des séances extérieures du conseil. Il fut immédiatement dégradé, mais ne fut pas envoyé sur Pluton, la colonie pénitentiaire ayant déjà été repliée sur la Terre.
CHAPITRE IV
NOVA SOLIS
Et les jourscoulèrent. Petit à petit, la Terre élargissait son orbite, s’éloignait du Soleil, entraînant la Lune. Vénus se rapprochait de la Terre, ses géocosmos fonctionnant à une plus grande intensité, pour compenser le handicap de son orbite de départ plus interne. Aussi s’était-il produit quelques légers séismes, sans graves effets. Au bout d’un an, le Soleil, avait visiblement diminué de diamètre dans le ciel, et la température moyenne de la Terre commençant à tomber, nous dûmes replier dans les parcs souterrains les bêtes les plus sensibles au froid, tout au moins celles qui avaient été choisies pour perpétuer l’espèce.
Ce fut vers la même époque que j’épousai Rhénia. Tout était redevenu calme, les destinistes semblaient avoir été exterminés, ou réduits à se cacher. Notre mariage eut lieu sans grande pompe, nous le désirions l’un et l’autre.
Trois mois plus tard, nous commençâmes à emmagasiner l’eau. Les vastes réservoirs souterrains furent remplis. Nous traversions alors l’orbite de Mars, sur lequel quelques archéologues s’acharnaient encore à déchiffrer le passé d’une planète condamnée. Puis la poussée des géocosmos fut amplifiée et modifiée, et la Terre, accompagnée de Vénus visible dans le ciel, comme une grosse Lune, quitta le plan de l’écliptique pour passer au-dessus de la zone des astéroïdes.
Jusqu’à ce moment, la vie quotidienne avait peu changé. Mais maintenant, malgré le rôle de réservoir de chaleur des océans, la température baissa rapidement, et les tempêtes de neige balayaient la Terre au-delà du 25e degré de latitude. L’une après l’autre, les espèces animales furent repliées dans le sous-sol. Déjà, à Huri-Holdé, seules restaient à la surface les équipes indispensables, mais le conseil devait occuper la Solodine jusqu’au dernier moment, ou presque. Les grandes portes étanches séparant la ville supérieure de la ville inférieure étaient en place depuis longtemps. Toutes les cités des hautes latitudes avaient évacué leurs superstructures ; l’humanité se préparait pour le grand hivernage.
Quand nous dépassâmes l’orbite de Jupiter, seul le conseil des Maîtres à Huri-Holdé se réunissait encore dans la ville haute. Les océans étaient gelés, même à l’équateur, et la nuit le thermomètre descendait à moins 70°. La température eût été plus basse, sans la chaleur qu’irradiait encore le sol. Dans le ciel pur, pas un nuage ; depuis longtemps toute l’eau de l’atmosphère couvrait la Terre d’un blanc linceul. Presque toute vie animale avait disparu, peu de végétaux résistaient encore. Il en était de même pour Vénus. Il avait été impossible de capturer un Héri-Kuba, mais l’équipe du poste de relais de l’île Zen avait trouvé plusieurs cadavres gelés. Haut de six mètres, c’étaient bien les descendants modifiés des gorilles terrestres, mais les biologistes étaient excités par la découverte d’un étrange organe développé à côté de leur cerveau dans leur tête difforme.