Enfin, comme nous dépassions l’orbite d’Uranus, le Conseil descendit à son tour dans la ville basse, et j’occupai définitivement mon appartement au palais des Mondes, à six cents mètres de profondeur. Dans mon bureau, de grands écrans donnaient l’illusion de fenêtres ouvertes sur le ciel noir. La pression atmosphérique baissait maintenant rapidement, l’air se liquéfiait, recouvrant d’une neige plus grise la neige habituelle.
Je me rendais quelquefois encore, le plus souvent avec Rhénia et Kelbic, dans mon ancien bureau, au sommet de la Solodine. Un petit thermodiateur y maintenait une température supportable, et les fenêtres, étanches, avaient été renforcées pour supporter la pression interne. Je me souviens très bien du jour où nous dépassâmes l’orbite de Hadès. Nous étions tous trois assis à nos places habituelles. Mais mon bureau, jadis surchargé de documents, était vide, excepté une rame de papier blanc — nous utilisions encore le papier, à vrai dire différent du vôtre et bien plus résistant — et, posée sur elle, une hache de pierre taillée. Elle m’avait été donnée il y avait bien longtemps par mon ami disparu, R’vark le géologue, et datait de la première préhistoire. Je la conservai là comme un symbole, symbole de la continuité de l’effort humain, ou, peut-être, par une vague superstition, comme porte-bonheur. Elle incarnait pour moi l’esprit des ancêtres qui avaient lutté contre une nature hostile qui avaient survécu et nous commandaient de ne jamais abandonner le combat. Peut-être aussi voulais-je associer ainsi l’humble fabricant de cette arme des âges oubliés à notre propre effort.
J’étais assis près d’une fenêtre. Dehors la nuit piquetée d’étoiles et loin, bien loin, une d’entre elles qui brillait, plus grosse que les autres : notre père le Soleil. Affleurant l’horizon, un disque pâle se détachait à peine sur le ciel, notre vieille Lune fidèle. Vénus était presque invisible.
La ville s’étendait devant moi, toutes lumières éteintes, sauf celles d’un observatoire. Les superstructures, adoucies par la neige et l’air solidifié, amoncelées dessinaient des croupes molles décroissant lentement de hauteur vers le nord. Quelques arbres morts, victimes du long hiver qui s’était abattu sur le monde, perçaient de leurs bras dépouillés cette immobilité morne, sous une faible lumière sans chaleur.
J’activai un écran, et la face de Kerla, l’astronome en chef, apparut.
« Dans combien de temps passerons-nous la limite, Kerlan ?
— Trois minutes et quinze secondes. »
La limite … Nous désignions sous ce nom l’orbite théorique d’Hadès, c’est-à-dire celle que cette planète aurait parcouru, si cette orbite avait été circulaire au lieu d’être fortement elliptique. Elle marquait la frontière du système solaire.
Doucement, les minutes coulèrent. Nous aurions dû nous joindre aux autres, dans la ville basse, mais j’avais préféré mon ancien bureau, plus intime. En fait, cette limite n’avait aucune importance, mais, tekns comme trills, nous avions tous pris l’habitude de dater le vrai départ du franchissement de cette ligne doublement imaginaire, puisqu’elle ne correspondait même pas à la trajectoire véritable d’Hadès.
Un léger « plop » retentit. Cérémonieusement, Kelbic débouchait une bouteille de vin de Maran, emplissait trois verres que Rhénia venait de disposer sur ma table. Silencieux, nous attendîmes.
« Dans dix secondes », dit la voix de Kerla.
Je me levai, saisis mon verre.
« Amis, le toast de Kalr le fondateur ! Aux ères passées …
— À l’heure présente, répondit Kelbic.
— Aux jours éternellement à venir », acheva doucement Rhénia.
Nous bûmes. Bas d’abord, puis s’amplifiant crescendo, de plus en plus puissant, lugubre, monta le chant des sirènes de la ville, diffusé par les audiophones. Elles ne servaient qu’en de très rares occasions, le bruit étant autant que possible banni d’Huri-Holdé. Aussi ce chant sciait-il nos nerfs, lamentation cosmique, voix des machines courbées sous leur labeur éternel. Dehors, partant du sommet de la Solodine, un pinceau de lumière, invisible dans l’espace sans air, balaya les terrasses, arrachant çà et là quelques détails à l’obscurité, plaquant des ombres dures, lunaires. Puis d’un peu partout s’élevèrent les fusées. Elles grimpèrent dans le ciel noir, éclatèrent en brefs éclairs multicolores, retombèrent en traînées de feu. Ce fut tout. Les sirènes se turent, le projecteur s’éteignit. Nous avions franchi la limite.
Nous demeurâmes longtemps muets. Puis je me secouai, saisis le bras de Rhénia.
« Allons, il faut descendre, il reste encore du travail à faire. »
Quelques semaines passèrent, et nous approchions de la distance de sécurité, quand je fus réveillé un matin de très bonne heure par la sonnerie du communicateur. À la surface polie de l’écran apparut la face de Hani.
« Haurk, venez tout de suite. Les premiers signes apparaissent sur le Soleil. Ah, tu es là, Rhénia ? Viens aussi. »
Habillés en hâte, nous nous précipitâmes dans les ascenseurs. Quelques minutes plus tard, nous étions à l’observatoire central, nous heurtant à Kelbic au moment de franchir la porte. Hani nous attendait, entouré de tout un état-major d’astronomes. Il semblait atterré. Je ne perdis pas de temps en politesses.
« Les signes ? Si tôt ! Vous en êtes sûrs ? »
Sans mot dire, Kerla me tendit une photo solaire, relayée de l’observatoire automatique d’Héroukoï. Je me penchai sur elle un moment, Kelbic regardant par-dessus mon bras.
« Qu’en penses-tu ?
— Tu sais, Haurk, je ne suis pas le moins du monde astronome. Donne-moi les valeurs spectrales, et un bout de papier, et je te donnerai mon avis.
— À première vue, cela paraît mauvais. Mais tu as raison, il faut calculer. Qu’en pensez-vous, R’thal ? »
R’thal, spécialiste du Soleil, astronome d’âge moyen, prit la photo.
« D’après vos calculs, Haurk, repris et précisés par Kelbic, le premier signe devait être l’apparition d’une tache d’un type particulier, à développement très rapide, avec inversion des températures. Voici la série de documents correspondant à ce phénomène. »
Il nous montra l’apparition de la tache, minuscule sur le disque solaire, son rapide agrandissement, puis sa disparition plus rapide encore, son remplacement par une plage lumineuse, très lumineuse au centre, là où se trouvait auparavant le noyau noir.
« Les chiffres sont à votre disposition, ajouta-t-il.
— Bon. Mettez-nous immédiatement en communication avec le grand calculateur central. Il nous faut un bureau insonorisé …
— Ils le sont tous.
— Alors n’importe lequel. Viens, Kelbic. Ah, du papier ! Beaucoup de papier ! »
Nous nous enfermâmes, étudiâmes les données. Au contact continuel de Kelbic, j’avais appris à manier presque aussi bien que lui son analyse, et lui avais enseigné mes propres méthodes, moins raffinées, mais souvent plus rapides. Nous travaillâmes chacun de notre côté pendant six heures, ne nous arrêtant qu’une fois pour boire un concentré nutritif que nous apporta Rhénia. Je finis mes calculs, rencontrai le regard de Kelbic. Sa face était blême.
« Alors ?
— Alors, ce sera juste, si nous en réchappons !
— Mais, par les tripes d’un trill, comment, avons-nous pu nous tromper ainsi ! Nous devrions avoir encore six mois, au moins … Et au lieu de cela, deux semaines … »
Kelbic sourit amèrement.
« L’erreur est simple, Haurk, et si cela peut te consoler, elle n’est ni de ton fait, ni du mien. Tu as utilisé, comme, base de tes calculs, tout, comme moi, la constante, de Klob, n’est-ce pas ?