Je me tus. Le birinn foudroyait ses victimes.
« Nous perdons notre temps, Haurk. Donnez-moi la communication avec vos physiciens. Cependant, quand ce sera presque le moment … ayez une bouteille de vin de Maran prête. Je veux trinquer à votre chance ! »
Nous attendîmes le cataclysme. Par mesure de précaution, tous les étages supérieurs des cités souterraines avaient été évacués, et les portes étanches entre les niveaux bloquées. Dehors, dans l’obscurité trouée de projecteurs, des robots aspiraient la neige et l’air solide, et les rejetaient sur les villes, pour leur constituer une carapace plus épaisse. Il était maintenant certain que nous échapperions au désastre, mais nous voulions sauver, si possible, nos superstructures.
Quelques heures avant le moment prévu, Kelbic vint me rejoindre, avec les derniers résultats. Il était soucieux, tout comme moi, mais en même temps rayonnait : ses calculs étaient vérifiés à la vingtième décimale près ! Toute tache solaire avait disparu, le Soleil était déjà parcouru de puissantes pulsations qui s’accéléraient et prenaient de plus en plus d’amplitude. Nous gagnâmes ensemble la salle de contrôle.
Nous étions soixante-dix-sept en tout. Des postes publics avaient été installés en grand nombre un peu partout dans les cités, mais seule notre assemblée avait le privilège de recevoir toutes les émissions des dix-huit relais disposés entre nous et le Soleil. Ces émissions, transmises par ondes de Hek et enregistrées à mesure, étaient projetées sur dix-huit écrans distincts. Le premier relais gravitait à environ trente millions de kilomètres du Soleil, le second était sur Mercure, dont l’observatoire automatique d’Héroukoï fonctionnait encore. Le troisième était placé sur l’ancienne orbite de Vénus, le quatrième sur celle de la Terre, et le cinquième sur le sol de Mars. Les autres s’échelonnaient entre cette dernière planète et notre position actuelle.
J’étais assis entre Hani et Kelbic, le clavier de commande des géocosmos devant moi. Ils fonctionnaient à plein rendement normal, et chaque seconde nous éloignait maintenant de plus de 2 000 kilomètres. Si nos calculs étaient justes, il n’y avait plus aucun risque d’être rattrapés par la marée solaire. Les radiations suffisaient à nous donner du souci.
Sur les écrans apparaissait, plus ou moins large, la face de notre père le Soleil. Face furieuse, où se tordaient les protubérances, et où les facules brillaient d’un éclat insoutenable, malgré les filtres. Un dispositif de réglage nous permettait de changer le grossissement, ou de voir la surface solaire uniquement par les raies caractéristiques de tel ou tel élément. Trois mille appareils enregistreurs, à l’observatoire central, conservaient ces documents pour étude ultérieure, si nous ne nous étions pas trompés et si la Terre survivait au cataclysme.
Hani prit la parole.
« Si tout se passe bien comme l’ont prédit Haurk et Kelbic, le cataclysme commencera par une immense protubérance équatoriale : Elle sera précédée de peu par la réapparition des taches. »
Nous restâmes longtemps sans mot dire. En face de nous, sur les écrans, flamboyait le Soleil multiplié.
Le maître des machines se pencha vers moi.
« Haurk, je viens de recevoir une communication du laboratoire de physique éthérique. Les plans de l’astronef martien, transmis par Klobor, ont été analysés. Nos physiciens se font forts de reconstituer le moteur martien avant quelques années. D’autant que le dernier cosmo parti de Mars a apporté une partie des pièces … »
Klobor, pensai-je. Ma promesse ! J’appelai le centre de communications.
« Mettez-moi immédiatement en rapport avec le relais d’Erikobor, sur Mars. »
Quelques minutes plus tard, un petit écran s’illumina à ma droite. Klobor nous tournait le dos, absorbé par son propre écran de vision sur lequel étincelait le disque solaire. À côté de lui, sur sa table, un verre et une bouteille pleine d’un fluide rose, le birinn. Je conférai rapidement avec Hani et Hélin.
« Retransmettez la scène sur tous les écrans des deux mondes. Que Klobor ait au moins son heure de gloire. Il le mérite ! »
Je me penchai vers un micro, appelait :
« Klobor ! Klobor ! Ici le conseil ! »
Là-bas, sur Mars, le vieil homme sursauta, s’arracha à sa contemplation fascinée, se tourna, manipula un bouton. À sa gauche apparut l’image de la salle de contrôle. Il sourit.
« Merci, Haurk, de ne pas m’avoir oublié. Cela m’aurait ennuyé de mourir tout seul. Mais je ne vois pas de bouteille. Vous ne voulez donc pas trinquer avec moi ? »
Hélin lança un ordre. Les bouteilles de vin de Maran apparurent. Il se pencha, dit :
« Klobor, au nom de tous les hommes, merci. Votre sacrifice n’aura pas été vain. Grâce à vous, nous pourrons un jour voyager vers les étoiles sans entraîner chaque fois la Terre avec nous. Votre nom vivra tant qu’il y aura des hommes ! »
Le vieil archéologue sourit.
« J’aurais préféré que mon nom vive par mes travaux, et non par la chance d’une découverte fortuite. Enfin, il faut accepter la renommée comme elle vient. Ne vous occupez plus de moi, vous avez plus important à faire. Je vous appellerai, quand le moment sera venu … »
Je reportai mes regards vers les écrans astronomiques. Le relais de Mercure montrait, outre le Soleil dans le ciel, une petite partie du mont des Ombres et le chalet de repos situé dans un de ses replis. Je retransmis l’image à Rhénia, isolée dans sa cabine de géophysique.
Un cri : « les taches ! » me fit me retourner. On voyait nettement, sur le bord du Soleil, vers l’équateur, une vaste zone plus sombre, aux bords déchiquetés et tourbillonnants : Hani dit, d’une voix trop calme pour que ce calme fût naturel. « Tout se passe comme prévu. L’explosion, est proche maintenant. »
Une heure coula pourtant sans que rien de nouveau ne se produisît. Lentement, le Soleil tournait. Puis son disque, puisant lentement encore, se déforma. Latéralement, une immense protubérance apparut, qui devait s’élever à des millions de kilomètres.
Hani colla son œil à l’oculaire d’un analyseur spectroscopique.
« La réaction de Haurk-Kelbic a commencé. D’ici quelques instants … » Il n’eut pas le temps d’achever. Malgré l’ajustement presque instantané des filtres, nous avions été tous aveuglés par un éclat insoutenable jailli du centre même du Soleil. Quand nous pûmes rouvrir les yeux, d’un peu partout surgissaient des protubérances fantastiques, d’un violet cru. Pendant une minute ou deux nous vîmes le Soleil enfler, perdre son aspect circulaire, se déchiqueter. Puis ce fut l’explosion elle-même. Comme une titanesque marée, la surface bouillonnante, emplit l’écran du relais n° 1, qui cessa de transmettre, volatilisé.
« Nous n’avons plus qu’à attendre », dit Hani. Le formidable flux lumineux se précipitait vers nous. Mais le télescope placé en haut de la tour de l’observatoire nous montrait encore le Soleil comme une étoile brillante. Le relais n° 2 cessa de fonctionner avant que les gaz ne l’eussent atteint, fondu par la radiation, et la dernière vision que les hommes eurent de Mercure fut le mont des Ombres se découpant sur un ciel tout entier en feu. Vu du relais martien, le soleil apparaissait déjà plus gros qu’autrefois vu d’Héroukoï.
Peu de temps après, Klobor nous appela.
« Je viens de rentrer, après une dernière promenade sur Mars. C’est déjà intenable, là-haut. Les lichens brûlent. Je ne pense pas avoir longtemps à vivre, maintenant », ajouta-t-il plus bas.
Il disparut un moment de l’écran, revint.
« Déjà 32 degrés ici ! Quand le thermomètre marquera 50 … »