Il posa l’instrument bien en vue sur sa table. L’aiguille se déplaçait visiblement. 40 … 45 …
Je sentis qu’on me glissait un verre dans la main. Là-bas, dans le souterrain du relais martien, Klobor leva le sien :
« Amis, le toast de Kalr le fondateur. Nul ne me semble plus approprié. Aux ères passées, auxquelles je consacrai ma vie ! »
Debout, nous répondîmes tous ensemble :
« À l’heure présente !
— Aux jours éternellement à venir ! »
Nous bûmes. Klobor porta le verre à ses lèvres, avala une gorgée, et s’écroula sur la table, un bras pendant à terre.
Nous restâmes silencieux, debout. De plus en plus vite, le thermomètre montait. Quand il eut dépassé 90 degrés, le relais cessa de fonctionner.
TROISIÈME PARTIE
LE GRAND CRÉPUSCULE
CHAPITRE PREMIER
LE COMPLOT
Quand Mars eut été volatilisé, la tension tomba un peu. Nos chances de survie semblaient maintenant excellentes, et, sauf imprévu, tout danger mortel paraissait écarté. Nous prîmes quelque repos, laissant des observateurs chargés de nous avertir s’il y avait du nouveau. Rhénia vint me rejoindre, assez soucieuse. L’effort terrible auquel était soumis la croûte terrestre l’inquiétait. Et, de fait, le moindre défaut dans la synchronisation des géocosmos aurait pu provoquer une catastrophe irrémédiable. Mais actuellement les forces étaient équilibrées à quelques dynes près. Emportant un léger récepteur-émetteur, dans le cas où l’on aurait besoin de nous, nous sortîmes dans les rues de la cité.
J’avais appris à la connaître à fond, cette cité souterraine, mais aujourd’hui je la voyais avec des yeux neufs : Peu de passants. Tous étaient dans leurs appartements, leurs bureaux, leurs usines, leurs laboratoires, groupés devant les écrans. Elle s’étendait sur des dizaines de kilomètres, percée d’avenues étincelantes, de rues plus étroites, creusée d’immenses jardins, dont le faux ciel était toujours bleu, sauf aux heures de pluie. Nous prîmes le puits 702 et descendîmes aux étages inférieurs, où se trouvait « la jungle ». Là vivaient les bêtes sauvages, en liberté dans un monde souterrain. Le poste de garde, à l’entrée, nous reconnut et nous laissa passer sans questions, malgré nos fulgurateurs. Il était interdit habituellement de pénétrer dans la jungle avec des armes : quiconque s’y promenait le faisait à ses risques et périls. Mais la règle n’était pas valable pour les maîtres ou pour le coordinateur suprême. À peu de distance de l’entrée, nous trouvâmes Hllark et sa tribu. Contrairement aux éléphants ordinaires, dont nous n’avions sauvé que ceux qui étaient nécessaires à la survie de l’espèce, toute la troupe de Paréléphants avait trouvé refuge à Huri-Holdé. Il ne pouvait être question de laisser périr des êtres intelligents !
Nous prîmes un léger véhicule, et à basse altitude, nous survolâmes la brousse. Puis nous nous posâmes dans une clairière. Je m’accoudai à une termitière. Tout autour de nous s’étendait la brousse. L’illusion du plein air était parfaite. La lumière noyait les lointains. Les murs, d’ailleurs fort éloignés, restaient invisibles, et le sommet des piliers massifs qui de-ci, de-là soutenaient la voûte, se perdait aussi dans l’irradiation.
Un rauquement étouffé me fit sursauter, porter la main à mon fulgurateur. Un magnifique lion s’avançait vers nous, ses grands yeux jaunes regardant bien en face. Le développement de son front » bombé sous la crinière rousse, révélait tout de suite son identité : un des paralions. Je remis mon arme à ma ceinture. L’animal — mais était-ce encore un animal ? — s’assit à trois pas de nous : Je m’approchai, tâtonnai dans les poils rudes, trouvai la plaque d’identité : Sirah, 30 Khar 4605. Le nom et la date de naissance.
« Eh bien, Sirah, dis-je, tout va bien ? »
Il émit doucement une série de semi-rugissements rythmés.
« Je regrette, mon vieux, je ne connais pas ta langue. »
Les paralions avaient un langage en effet, élémentaire, peut-être de cent à cent cinquante « mots », désignant essentiellement des choses concrètes ou des actions simples. Il s’approcha de moi, mordit un coin de ma tunique, tira.
« Ah ! Tu veux que nous venions avec toi ? D’accord,mais pas trop loin. Nous ne voulons pas nous écarter de … »
Pour qu’il comprît, je fis un geste vers l’appareil.
Il insista, et nous le suivîmes. À cent mètres de là, nous trouvâmes le cadavre d’un jeune paralion. Sa fourrure portait, très nette, la trace d’une décharge de fulgurateur.
Rhénia me regarda : qui avait été assez stupide, assez criminel pour tuer un paralion ? Ils n’attaquaient jamais l’homme, étaient toujours amicaux, au point que, de temps en temps, on leur permettait de monter dans les jardins de la cité, pour la plus grande joie des enfants. Par ailleurs, la natalité était très faible chez tous les paranimaux, et en tuer un était puni comme meurtre.
Sirah nous entraîna de nouveau. À quelques mètres plus loin, un autre lionceau était étendu, mort également. Mais celui-ci avait été assassiné avec une arme plus primitive : un trou à la base du crâne, dû à une balle pleine.
« Par Lama’k, le démon des Kiristi, mais ce sont avec des armes de ce type que les destinistes … C’est très sérieux, cette fois ! »
Je décrochai le communicateur de ma ceinture, appelai Hélin.
« Ici Haurk. Combinaison 44-22-651.
— Ici Hélin. 44-22-651, entendu. Parlez. »
M’étant ainsi assuré que nul ne pourrait, à part un membre du Conseil, surprendre notre conversation, je le mis au courant.
« La chose est grave, en effet : Je vais immédiatement envoyer ici une force de police …
— Envoyez aussi quelqu’un qui comprenne le paralion. Je suis sûr que Sirah sait pas mal de choses à ce sujet. Où en est le cataclysme ?
— Rien de neuf. Il suit son cours. Rentrez immédiatement. La jungle n’est pas sûre …
— Nous sommes armés. Mais nous allons rentrer. Cependant, le paralion semble vouloir me guider plus loin. Je vais d’abord aller voir.
— C’est imprudent.
— Oh, au point où nous en sommes … »
Aujourd’hui encore, je bénis cette imprudence, car elle sauva la Terre d’un danger peut-être pire que des destinistes. Sirah nous mena par un défilé rocheux, vers une série de grottes où, théoriquement, devaient vivre les paralions. À mesure que nous nous en rapprochions, l’allure de notre guide devenait de plus en plus circonspecte. Glissant au ras du sol, muscles tendus, il se coula dans les hautes herbes. Nous le suivîmes, courbés, muets, armes prêtes, nous faufilant entre les blocs.
Le paralion prenait de plus en plus de précautions. Bientôt nous entendîmes un bruit de voix, et notre guide s’arrêta net, tournant vers moi sa tête intelligente. Je le rejoignis. Adossé à un rocher se tenait un homme en sentinelle. À sa main brillait l’acier d’une arme. Il ne regardait pas dans notre direction, aussi pûmes-nous, sans être vus, nous cacher derrière une touffe de hautes herbes. Visiblement, l’homme se sentait en sécurité, et sa vigilance était toute relative. J’hésitai sur la conduite à adopter. Il y avait les plus grandes chances que le hasard et leur propre stupidité nous ait fait découvrir un complot destiniste, mais il se pouvait aussi, bien que cela fût peu vraisemblable, que l’homme fût un promeneur comme nous, qui aurait réussi à dissimuler une arme sur lui. Puis l’homme fit un geste : ce n’était pas un fulgurateur qu’il tenait, mais un grossier pistolet, donc une arme clandestine. Je me préparai au combat. À côté de moi, le paralion était tapi, tendu, prêt à bondir, les moustaches en arrière, la lèvre retroussée découvrant les crocs formidables, l’instinct submergeant presque l’intelligence. Il tressaillit quand je posai ma main sur lui, dans la rude crinière.