De derrière le rocher sur lequel s’appuyait la sentinelle, deux hommes surgirent. Leurs visages étaient masqués, et pourtant je reconnus immédiatement l’un d’eux, Karnol ; l’adjoint du maître des machines. Rapidement, je récapitulai ce que je savais du personnage : intelligent, ambitieux, extrêmement bon organisateur, il n’était pas aimé à cause de sa dureté, et j’avais entendu dire qu’il avait presque échoué à l’examen psychologique précédant le serment. Son compagnon m’était inconnu.
D’un geste, je fis signe à Rhénia de s’aplatir à terre, puis visai le groupe des trois hommes. Au moment de tirer, j’hésitai. Il n’y avait aucun doute que Karnol fût un traître, mais peut-être pouvais-je encore apprendre, en les laissant passer, des choses utiles. Et, de fait, ils s’arrêtèrent à quelques pas de nous seulement.
« Bien joué, Dhar, dit Karnol. Ces idiots de destinistes vont faire notre jeu. Mais tiens tes équipes prêtes, et ne leur laisse saboter que les sas externes ! Sinon, nous sommes tous perdus !
— Ne craignez rien, maître, j’y veillerai moi-même.
— Bon. De mon côté, je m’occuperai de ces imbéciles du conseil. Une fois ce compte réglé, avec l’aide du ressentiment populaire qui existera alors contre les destinistes, il nous sera facile d’écraser ces derniers pour de bon. Et je t’assure que je ne me laisserai pas arrêter par des considérations humanitaires, comme ce pauvre Haurk !
— Et celui-là, maître ?
— Il faut qu’il vive, ainsi que son ami Kelbic et sa femme. Il n’y a qu’eux deux qui puissent calculer le moment où le danger aura disparu, et où nous pourrons retourner autour de notre vieux Soleil. J’ai presque dit tout à l’heure que c’est un crétin. Il l’est, au point de vue politique, mais pas au point de vue scientifique. »
« Merci, maître Karnol, pensai-je. C’est exactement mon avis sur vous. »
« Bon, continuait celui-ci. Déclenchement dans trois heures. Nos amis destinistes doivent déjà se préparer à ouvrir Huri-Holdé sur l’espace ! »
Je sentis la main de Rhénia se crisper sur mon bras. D’un geste, je lui fis signe de ne pas bouger. Ils s’éloignèrent. Sirah leva sa patte droite, fit jouer ses griffes, me regarda d’un air interrogateur. Je fis non de la tête.
« Je regrette, Sirah. Crois bien que je te les abandonnerais avec plaisir, mais il est nécessaire pour nous, hommes, qu’ils partent. Ce sont eux qui ont tué les tiens, n’est-ce pas ? »
Le paralion rugit doucement.
« Ne t’inquiète pas. La justice des hommes est peut-être moins expéditive que tes griffes, mais elle sera aussi sûre ! »
Sans m’attarder à chercher à savoir s’il avait compris, je pris la route du retour. Quand nous pénétrâmes dans la salle de contrôle, nous la trouvâmes presque vide. Seuls quelques maîtres étaient restés, avec l’équipe de veille. Je m’approchai de Hani.
« Ah ! Vous voilà, Haurk. Les astéroïdes ont été engloutis. Regardez. »
Sur l’écran, une méduse de feu lançait ses tentacules dans tous les sens. Un petit point noir se détachait sur l’un d’eux : Jupiter !
« Dans quelques heures, nous serons atteints par les radiations. Le danger … »
Je le coupai :
« Le danger immédiat n’est point dans les radiations, mais dans les destinistes d’une part, Karnol de l’autre. »
Et je rapportai à Hani la conversation que j’avais surprise.
« Mais il faut avertir immédiatement Hélin !
— Êtes-vous sûr de lui ? Depuis la trahison de Karnol …
— Hélin ? Je le connais depuis son enfance !
— Bon, cela simplifie le problème. »
Quelques minutes plus tard, nous étions en conférence. Hélin était d’avis d’arrêter immédiatement Karnol et de faire garder les sas étanches. Je m’y opposai.
« Je crois qu’il vaut mieux les laisser commencer à mettre leurs projets à exécution. Si j’ai bien compris la tactique de Karnol, elle consiste à permettre aux destinistes de saboter les portes étanches les plus externes, puis à leur tomber sur le dos avant qu’ils aient atteint les portes médianes, et à se poser ainsi en sauveur de la situation, après vous avoir assassinés, ce que l’on fera passer, dans la confusion, au compte des destinistes. Mais il ne pourra arrêter les destinistes à lui tout seul. Ses partisans seront obligés de se découvrir, et nous pourrons ainsi faire d’une pierre deux coups, et rafler à la fois destinistes et conspirateurs.
— Et si les destinistes l’emportent ? S’ils font sauter aussi les portes médianes et intérieures ? objecta Hélin.
— Votre police est alertée, et pourra veiller sur celles-ci, dès le début. Il faut également avertir les autres cités, faire garder les portes. Mais je ne crois pas que la conspiration soit très forte en dehors de la capitale. Qui tient Huri-Holdé tient le monde. Avertissez également Vénus. Hani, en tant que doyen, vous pouvez convoquer le conseil en assemblée extraordinaire. Réunissez-le ici, sous bonne garde. Tu restes avec eux, Rhénia.
— Et vous ? demanda Hélin.
— Moi ? Je vais prendre quelques hommes et, vêtus de spatiandres, nous allons à la surface, au cas où quelques-uns de nos amis tenteraient de s’échapper par là. »
CHAPITRE II
LA BATAILLE DANS L’AIR LIQUIDE
Pendantun moment, je pensais prendre Kelbic avec moi, puis en décidai autrement. Il fallait, pour l’avenir de la Terre, qu’un de nous au moins reste vivant, et je n’étais pas du tout sûr de revenir. Je pris avec moi une quinzaine d’hommes des forces de police, et nous nous installâmes, revêtus de nos spatiandres, dans une des maisons vides d’Huri-Holdé extérieure, à proximité du puits qui donnait accès au garage des grands cosmomagnétiques.
Presque tous avaient depuis longtemps été remisés sous la surface, mais pour des cas d’urgence nécessitant un voyage interplanétaire, une dizaine étaient maintenus dans le garage. Si quelqu’un voulait quitter Huri-Holdé, il était obligé de passer devant nous. Pour rester en contact avec le conseil, je fis réchauffer le poste de communication de la maison que nous occupions, et je pus ainsi suivre sur l’écran les progrès de l’explosion solaire.
Nous étions puissamment armés de fulgurateurs lourds. Il restait environ une heure avant le déclenchement du soulèvement, et nous n’avions plus qu’à attendre. Nous attendîmes.
Nous nous tenions au septième étage, les rues étant emplies jusqu’à cette hauteur d’air congelé et de neige. En face de nous s’étendait un ancien parc, molles ondulations de glace maintenant, d’où émergeaient les hangars. Le premier, le plus proche de nous, avait ses portes libres de neige. À notre gauche, la superstructure du puits perçait aussi la croûte gelée.
Pour tuer le temps, je bavardais avec Rhénia, puis Kelbic.
« Ne t’expose pas, me dit tout à fait franchement ce dernier. Je ne comprends pas d’ailleurs pourquoi tu es là-haut. Tu n’as en réalité rien à y faire. »
Je n’avais en réalité rien à y faire, en effet. Je m’étais assez bien sorti de la bagarre avec les destinistes, dans la forêt, aux temps déjà si lointains où la Terre avait une atmosphère et des arbres. Mais je savais fort bien que, du point de vue efficacité dans un combat, le moindre de mes policiers l’emportait de beaucoup sur moi. J’avais un poste important, un des plus importants qui soient, je pouvais le dire, sans fausse modestie, puisque, à part le véto théorique du conseil, j’étais le maître de deux planètes. J’avais une femme que j’aimais et qui m’aimait, de nombreux et bons amis. Et pourtant j’avais décidé de participer à cette escarmouche sans importance réelle, donnant mes ordres d’un ton tel que personne n’avait protesté. Pourquoi ?