— Alors je m’en vais, dis-je. Je t’attendrai chez toi.
— Oui, c’est ça. Attends-moi. Au revoir, Kelbic.
— Mais je ne m’appelle pas Kelbic, dis-je.
— Oui, c’est vrai. Excuse-moi, je suis si fatigué ! »
Le lendemain, j’eus la visite du docteur.
« Il vaut mieux que je le ramène. Il a passé une nuit très agitée ; il vous réclamait. Il a déliré, prononcé des mots sans signification, entrecoupés de mots français. Il prétend avec obstination que les murs blancs sont les murs de la morgue. Il sera mieux chez lui pour se rétablir, dans un entourage plus familier. »
La vieille bonne de Paul avait préparé sa chambre et nous le couchâmes dans son lit, fait spécialement à sa taille, et dont il était très fier. Je restai avec lui. Il sommeilla jusqu’à la nuit. Lorsqu’il se réveilla, j’étais à son chevet. Il me considéra longuement, puis dit :
« Je sais que tu voudrais connaître ce qui est arrivé. Je te le dirai. Plus tard … Vois-tu, c’est tellement fantastique que je ne peux encore y croire. Et tellement merveilleux ! J’ai eu peur, au début. Maintenant, ah ! Maintenant ! »
Il éclata de rire.
« Enfin, tu verras. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi. Et je te le rendrai ! On va s’amuser dans la vie, tous les deux ! J’ai des idées, et j’aurai sans doute besoin de toi. »
Puis il changea de conversation, me demanda des nouvelles de la centrale, éclata de nouveau de rire quand je lui parlai des alternateurs en panne. Le jour suivant, il était debout avant moi. Comme mon temps était limité, je partis deux jours plus tard, d’abord pour Toulouse, ensuite pour l’Afrique.
Puis je reçus une courte lettre de lui. Les alternateurs s’étaient remis à marcher aussi mystérieusement qu’ils s’étaient détraqués. Paul m’informait aussi de son désir de quitter son poste actuel pour aller à l’université de Clermont-Ferrand « suivre les cours » (les guillemets étaient de lui) du professeur Thiébaudard, le célèbre prix Nobel.
Par un hasard curieux, à peine eus-je passé ma thèse cette année-là qu’un poste de maître de conférences fut vacant à cette Faculté, et j’y fus nommé. Sitôt arrivé, j’allai voir Paul. Il n’était pas dans son logement, ni à la Faculté, mais au centre de recherches atomiques, dirigé par Thiébaudard, à quelques kilomètres de Clermont.
Il était difficile, même pour un membre de l’université, de pénétrer dans le centre, et je dus faire une demande écrite adressée au directeur lui-même. Le concierge ne me cacha pas que j’avais peu de chances de réussir. À son grand étonnement, je fus reçu tout de suite. Thiébaudard était dans son bureau, devant sa table de travail couverte de papiers remarquablement en ordre. Il me questionna très directement sur Paul.
« Il y a longtemps que vous le connaissez ?
— Depuis sa naissance. Nous avons fait toutes nos études secondaires côte à côte.
— Il était fort en math, au lycée ?
— Moyen. Pourquoi ? »
Il rugit :
« Pourquoi ? Parce que, monsieur, c’est sûrement le plus grand mathématicien actuellement vivant, et le plus grand physicien, aussi, d’ici quelque temps ! Il m’ahurit, tenez, il m’ahurit ! Voilà un petit ingénieur qui demande à entrer chez moi, et qui, au bout de six mois, a fait plus de découvertes importantes que moi dans toute ma vie ! Et avec une facilité ! On dirait que ça l’amuse ! Quand nous nous empêtrons dans un problème, il sourit, fiche le camp chez lui, et revient le lendemain avec la solution ! »
Il se calma.
« Il fait tous ses calculs chez lui. Une seule fois, j’ai réussi à le faire travailler sur son bureau, devant moi. Il a trouvé la solution en une demi-heure ! Le plus curieux, c’est que j’avais l’impression qu’il la connaissait déjà, et qu’il cherchait simplement à se la rappeler. D’autres fois, il semble se donner un mal fou pour simplifier, de façon à ce que moi, moi Thiébaudard, je puisse comprendre. Je me suis renseigné auprès de son ancien directeur. C’était un bon ingénieur, certes, mais sans connaissances spéciales. Si c’est le coup de foudre qui l’a rendu génial, je vais aller tout de suite me mettre à côté d’un alternateur pendant un orage ! Enfin. Vous le trouverez au bloc 4, celui du bévatron. Mais n’y entrez pas ! Faites-le appeler. Voici votre laissez-passer. »
Paul manifesta une joie étonnante quand il apprit que j’allais désormais habiter Clermont. Nous prîmes l’habitude de nous rendre de fréquentes visites de labo à labo, et comme nous étions deux célibataires, nous prenions nos repas au même restaurant. Le dimanche, nous sortions souvent ensemble, et il m’accompagna une fois dans une excursion de huit jours dans la chaîne des Puys. Il développa alors une théorie du volcanisme, fondée sur la physique nucléaire, qui me laissa pantois, et qui figure sous le n° 17 dans la liste des travaux.
Son caractère s’était transformé. Alors qu’autrefois, il était plutôt froid, doux et effacé, il avait maintenant des tendances nettement dominatrices. Il eut des chocs de plus en plus violents avec Thiébaudard, excellent homme, mais emporté, qui le considérait pourtant comme son successeur désigné à la direction du Centre nucléaire. Et c’est au cours d’un de ces chocs que commença pour moi à se lever le voile.
J’étais maintenant bien connu au centre, et avais une autorisation permanente d’entrée dans l’enceinte extérieure. Un jour, passant devant le bureau de Thiébaudard, j’entendis des éclats de voix. Le professeur hurlait :
« Non, Dupont, cent fois non ! Ce coup-ci, c’est idiot ! C’est contraire au principe de conservation de l’énergie, et mathématiquement, vous entendez, ma-thé-ma-ti-que-ment impossible ! »
Paul répondit d’un ton calme.
« Avec votre mathématique, peut-être.
— Comment, ma mathématique ! Vous en avez donc une autre ? Exposez-la, alors, nom de D … ! Exposez-la !
— Oui, je l’exposerai, explosa Paul. Et vous n’y comprendrez rien ! Elle est en avance de plusieurs millénaires sur la vôtre !
— De millénaires, voyez-vous çà, répliqua l’autre d’une voix doucereuse. Et de combien de millénaires, s’il vous plaît ?
— Ah, si je le savais ! »
La porte claqua, et Paul parut.
« Ah ! Tu es là. Tu as entendu ? »
Il paraissait très excité.
« Oui, j’ai une mathématique spéciale. Oui, elle est en avance de plusieurs millénaires sur la sienne ! Oui, je saurai de combien ! Et alors … »
Il se tut brusquement.
« Je parle trop, ajouta-t-il. C’était aussi un de mes défauts, là-bas … »
Je le regardai, interdit. À la centrale hydroélectrique, il avait la réputation de ne jamais dire un mot de plus que le strict nécessaire. Il me regarda à son tour, et sourit :
« Non, je ne parle pas de la centrale. Un jour tu sauras tout. Un jour … »
L’année passa. Au mois de janvier, coup sur coup, parurent une série de courtes notes, signées Paul Dupont, qui bouleversèrent la physique aux dires des spécialistes, plus que ne l’avait fait la théorie des quanta. Puis, en juin, ce fut le coup de tonnerre, le grand travail où il mit en question la conservation de l’énergie et la relativité, tant restreinte que généralisée, bousculant au passage le principe d’incertitude d’Heisenberg et celui d’exclusion de Pauli. Il y démontrait la complexité des particules dites élémentaires, émettait l’hypothèse de radiations encore inconnues se propageant bien plus vite que la lumière. Ce fut dans le monde entier une formidable levée de boucliers. Tout ce que la Terre comptait de prix Nobel se coalisa contre lui. Une série d’expériences qu’il indiqua, absolument cruciales, démontrèrent à ses pires ennemis qu’il avait raison ! Théoriquement, il continuait à être un jeune savant du Centre nucléaire de Clermont. Pratiquement, il était le physicien n °1 du globe.