« Nous serons encore dans la zone où l’argile cuira, et où le sol sera détruit.
— Dans ce cas, dit Gdan, j’estime que nous devons continuer. »
Hani profita de sa position de doyen.
« Que ceux qui veulent continuer se lèvent. »
Il fit rapidement le compte.
« Majorité pour eux, Haurk. Je regrette … »
Je m’adossai au tableau de bord, parcourus l’assemblée du regard. Cette majorité s’était amenuisée. Hélin, le maître des Hommes, avait rejoint notre parti. Rhénia se pencha par la fenêtre de sa cabine. Je lui lançai un regard, indiquai le tableau de commandes. Elle fit non de la tête.
« Eh bien, dis-je doucement, je refuse d’obéir. »
Un silence consterné plana. Jamais, depuis l’origine du conseil, un tekn n’avait publiquement rejeté un de ses ordres. Haussant les épaules, l’air accablé, Kelbic grimpa l’escalier de la cabine de géophysique, s’éloigna de moi comme un pestiféré.
« Ai-je bien entendu ? Vous refusez d’obéir, Haurk ? demanda le maître des Plantes. Mais c’est insensé !
— Insensé ou non, je refuse ! Et je crois plutôt que c’est vous, l’insensé, vous qui allez faire éclater la planète.
— Nous n’en sommes pas encore là ! Pour la deuxième et dernière fois, au nom du conseil, je vous somme d’obéir !
— Pour la deuxième et définitive fois, je refuse d’obéir ! »
Et, d’un geste bref, je coupai net toute accélération supplémentaire.
« Soit ! Hélin, faites-le saisir par vos hommes !
— Je le ferai moi-même », dit ce dernier, en m’adressant un clin d’œil. Et il tira négligemment son fulgurateur, le tenant par le canon. Je happai le mien sous ma blouse, et couvris l’assemblée.
« Hélin, arrêtez ! Je ne sais si vous êtes de mon côté ou non ! Vous tous, jetez vos armes. Vite ! »
Avec une expression d’horreur, les maîtres se levèrent, posèrent leurs armes. Un éclair violet jaillit, du haut de l’escalier, et Béloub, l’assistant de Gdan, s’effondra. Kelbic venait de tirer. Je me sentais las, écœuré, dépassé par les événements. Je n’avais guère dormi depuis deux jours.
« Tu peux faire confiance à Hélin, me cria Kelbic. Il est avec nous dès le début. »
Déjà Hélin donnait des ordres, un micro à la main. Des hommes de la police tekn entrèrent, ramassèrent les armes. Hani nous regardait tristement :
« Haurk ! Kelbic ! Je n’aurais jamais cru cela de vous ! Une révolte contre le conseil !
— Nullement, maître, répondit Kelbic. Et Haurk n’y est pour rien. Sa propre rébellion personnelle contre des ordres qu’il sait idiots nous a simplement servis, Hélin et moi. »
Il marcha rapidement vers Gdan, pétrifié, fit un geste rapide, comme s’il voulait lui arracher les yeux, retira sa main, tenant une chose flasque. Le visage effaré qui nous regardait n’était plus celui de Gdan, mais un visage inconnu.
« Maîtres, je vous présente l’ennemi, le vrai, le grand-maître des destinistes, du moins je le suppose ! Et l’assassin probable du vrai Gdan ! Pendant que Haurk se battait héroïquement avec les ennemis du dehors, j’ai fait une petite enquête. Je me doutais depuis longtemps, à vrai dire depuis l’attaque sur nos planeurs, qu’il y avait un traître parmi le conseil lui-même. Qu’un vrai tekn puisse être des-tiniste me paraissait absurde. Donc, quelqu’un dans le conseil n’était pas ce qu’il semblait être. Mais ce n’est qu’hier que j’en ai eu la preuve. Le masque de plastique, remarquable par ailleurs, que portait cet imposteur présente un défaut que le hasard m’a fait découvrir : une bonne fluorescence en ultraviolet lointain. Hier, il est venu me voir, à peu près au moment où Haurk gagnait enfin Kilgur, dans mon laboratoire, essayant de me convaincre de la nécessité d’augmenter l’accélération, développant toute une théorie sur l’impossibilité de régénérer le sol en moins de cent ans. Accidentellement, sa figure traversa le faisceau de rayons ultra-violets d’une lampe que j’avais en fonctionnement. J’étais désormais fixé. J’ai averti Hélin, et nous avons décidé d’attendre. Le but de cet individu était, ni plus ni moins, de faire éclater la Terre. Oh ! Le magnifique imbroglio politique de ces dernières années, les tekns de Karnol croyant manœuvrer les destinistes et manœuvrés par eux !
— Mais, coupa Hani, comment a-t-il pu passer pour un maître ? »
Rhoob, le maître des Sciences psychiques se leva.
« Il est des secrets trop dangereux qui ne sont pas toujours partagés, même entre les maîtres. Il existe, depuis plusieurs centaines d’années, une machine qui permet de vider un homme de toutes ses connaissances et de les transporter dans la conscience d’un autre. Le reste a été affaire de chirurgie plastique et d’un bon masque. Tous les chirurgiens ne sont pas des tekns, vous le savez. Mais comment les destinistes ont-ils pu avoir accès aux plans de la machine ?
— Le plus amusant, continua Kelbic, est que la Terre ne risque pas la destruction de son sol arable, au moins pas la destruction totale. Hypnotisés par les arguments du pseudo Gdan, vous avez oublié un facteur dans vos calculs : avant que la température cuise les argiles, elle aura d’abord reconstitué notre atmosphère, ensuite elle aura vaporisée de grandes quantités d’eau, qui forment un écran protecteur sous l’aspect de nuages épais. Voici les calculs rectifiés. Vous pouvez les refaire, si vous voulez ! »
Nul ne releva le défi.
Cette fois, la révolte destiniste était définitivement matée. Kadul, le chef qui avait agi sous le masque de Gdan, fut livré aux psychotechniciens qui, utilisant à leur tour la machine, purent donner au conseil tous les noms nécessaires. Il n’y eut que très peu d’exécutions. Nous étions las de toutes ces tueries, et le plus grand nombre des conjurés fut simplement transporté sur la Lune, transformée en prison.
Selon les prévisions de Kelbic, notre sol arable échappa en grande partie à la destruction. La Terre avait à nouveau une atmosphère, déchirée d’orages d’une violence fantastique. Une voûte de nuages perpétuellement dispersée et reformée voilait la plupart du temps la nova. Nous perdîmes une certaine quantité d’air et d’eau, car les molécules atteignaient, dans l’atmosphère supérieure, la vitesse de libération sous l’effet de la chaleur, mais cette perte pourrait être compensée plus tard.
À la surface, la température était étouffante, les cyclones continuels, et seules quelques équipes de géologues et d’agronomes sortirent pour évaluer les dégâts. Les plus importants avaient été causés par le grand dégel, les terrains imbibés d’eau ayant coulé le long des pentes, et les rocs ayant éclaté superficiellement sous l’influence des changements répétés de température. Depuis l’observatoire central de la Lune, on voyait la nova, flamboyant noyau d’une immense nébuleuse fluorescente, emplir tout un secteur du ciel. Puis le dernier stade fut atteint, le noyau perdit son éclat apparent, la grande majorité du rayonnement appartenant à l’ultra-violet. Seule resta visible l’enveloppe gazeuse, comme une écharpe effilochée et lumineuse.
L’éloignement se fit sentir. La température externe baissa de nouveau, la neige s’accumula, puis l’atmosphère retrouva son état liquide, et enfin solide. Lentement, très lentement, la nébuleuse décrût dans la distance. Alors commença le grand crépuscule.
Théoriquement, le conseil gouvernait toujours, pratiquement appuyé par Hélin, j’avais eu le dernier mot : sans l’avoir cherché, j’étais devenu le maître.
CHAPITRE IV
LE VOYAGE
Le grand crépuscule. Il ne dura que quinze ans, et cependant il mérite bien ce nom.