Nous parlâmes un long moment. Kirios était curieux de tout ce qui touchait la Terre.
« Nous savions que le Soleil avait explosé, ou tout au moins nous le supposions, car nous n’avions jamais pu être absolument sûr que l’étoile de type solaire qui était notre plus proche voisine fût le Soleil, le vrai. Je ne saurais vous dire assez mon admiration pour votre exploit ! Deux planètes comme astronefs ! Et uniquement avec des cosmomagnétiques ! »
Et il nous posa d’autres questions qui prouvaient que, dans cette branche isolée de l’humanité, les commandants de vaisseaux spatiaux possédaient une culture scientifique étendue.
À son tour il répondit à notre curiosité. Oui, ils descendaient de l’équipage du troisième astronef hyperspatial. Leur histoire avait été, à peu de choses près, la même que celle de l’astronef chanceux qui avait retrouvé la Terre : une errance éperdue à travers le cosmos. Au bout de six ans, le hasard les avait ramenés dans un système solaire où existaient des planètes habitables, et ils avaient décidé de s’y fixer.
« Et vous n’avez pas trouvé le moyen de vous diriger dans l’hyperespace ?
— Si je vous disais que oui, vous ne me croiriez pas, et vous auriez raison. Il y a longtemps que nous aurions rétabli le contact, dans ce cas ! Nous aussi, nous avons essayé les cosmomagnétiques, et nous nous sommes heurtés à la même barrière que vous. »
Par prudence, nous ne parlâmes pas des découvertes faites sur Mars. Nous dînâmes avec le commandant : viandes très rouges, très bonnes, fruits curieux, mais délicieux. Et nous dormîmes fort bien.
La planète grossit de plus en plus, et nous pénétrâmes dans son atmosphère. Par l’écran central du poste de commandement je regardais la surface, encore voilée de nuages. Et soudain j’eus un choc : je reconnaissais la presqu’île qui s’étendait au-dessous de nous, et à la pointe de laquelle se dressait une cité, scintillant amas de tours élancées. J’avais — j’ai encore — une mémoire photographique, et je n’éprouvai aucun doute. Je murmurai à Kelbic :
« La deuxième photo martienne ! »
Il sursauta, regarda plus attentivement, pâlit, et dit :
« Mais alors … Comment cela est-il possible ? »
Je m’adressai à Kirios, et, aussi négligemment que je pus, je demandai, par le truchement de Kelbic :
« À part les Drums, nous et vous-mêmes, avez-vous connaissance d’autres races qui pussent voyager dans l’espace ?
— Il y en a une dans le système de l’étoile voisine. Ce sont sans doute des descendants de Terriens. Toutes nos tentatives pour entrer en communication avec eux sont restées infructueuses. Plus anciennement, nous avons eu une alerte, encore inexpliquée. Nos détecteurs signalèrent un corps à mouvements irréguliers dans les hauteurs de notre atmosphère. Ce fut vers l’an 300 de notre ère. Mais le patrouilleur envoyé immédiatement ne trouva plus rien, et il ne put que poursuivre un écho de radar. La poursuite fut très longue, et, subitement, l’écho lui-même disparut. Nous sommes restés en état d’alerte pendant longtemps. Mais pourquoi posez-vous cette question ? Sauriez-vous quelque chose ?
— Non, simple curiosité. Nous-mêmes n’avons plus reçu de visites depuis les Drums. »
Sous un prétexte, nous nous éloignâmes.
« Tu es sûr ? me demanda Kelbic.
— Absolument.
— Pourtant, l’an 300 de leur ère, cela doit faire 4400 à peu près. C’est tout récent ! Il y avait plus de 2000 ans que nous étions sur Mars à cette époque, et les Martiens avaient disparu depuis des temps immémoriaux !
— Il y a là un paradoxe, que le mystérieux visiteur de cette planète soit martien ou non. Mais la probabilité d’une pure coïncidence est faible !
— Ce circuit … il semble agir sur les champs temporels … Peut-être est-ce là la solution ?
— Que veux-tu dire ?
— Rien. Je t’en reparlerai, sur Terre. »
Sur l’écran latéral de la salle se dessina une haute tour, très proche. Nous étions à son niveau, puis nous descendîmes, et la tour sembla se précipiter vers le ciel.
« Nous sommes arrivés, dit Kirios Milonas. Monsieur l’amiral, me ferez-vous l’honneur d’être mon invité, avec votre ami, en attendant d’être reçu par mon gouvernement ? »
L’astroport était entouré de grands bâtiments, et leur proximité indiquait la maîtrise habituelle des astronautes de ce monde. Nous sortîmes de l’appareil, et montâmes, à la suite de Kirios, dans un véhicule terrestre effilé. Quelques minutes plus tard, nous sortions de la ville et au bout d’une demi-heure, par un joli chemin serpentant dans des bois d’arbres fauves, nous arrivâmes chez notre hôte.
La maison, au bord d’un petit lac, était une merveille d’architecture simple, et son confort était à la hauteur de son apparence. Kirios nous la fit rapidement visiter. Elle n’était pas très grande, ne comportant qu’une dizaine de pièces, mais la disposition, de celles-ci était si heureuse qu’elle paraissait bien plus vaste. Je fus surpris, par contre, de l’absence des multiples appareils automatiques, que chaque maison terrienne, même la plus humble, possédait. Je fis part de ma surprise à Kirios.
« Vous comprendrez plus tard », me répondit-il.
Dans plusieurs pièces, des serviteurs, presque exclusivement féminins, s’inclinèrent respectueusement devant nous, témoins d’une classe qui avait disparu chez nous depuis des millénaires. Encore une fois ce mélange de haute civilisation et de barbarie.
J’eus une autre preuve quelques minutes plus tard. Des cris s’élevèrent d’une cour intérieure, et, me penchant à une fenêtre ouverte, je pus voir deux hommes vigoureux, en train d’en fouetter violemment un troisième, attaché à un poteau. Kirios se pencha à son tour.
« Ah, je vois que Tréblen n’a pas changé. Bon.
— Qu’avait-il donc fait ? demanda Kelbic indigné.
— Rien. C’est bien ce que je lui reproche, répondit placidement notre hôte. Il n’y a pas de place sur Tilia pour les fainéants. »
Je faillis demander pourquoi le malheureux n’avait pas subi, tout enfant, dès que son défaut s’était révélé, le traitement ulnien, mais je me tus. Il ne datait que de 4197. D’ailleurs, pour le succès de ma mission, il valait mieux ne pas intervenir dans les affaires intérieures des Tiliens.
Avant le repas, une autre surprise ! Quand nous descendîmes de nos chambres, par un escalier de bois précieux sculpté, Kirios nous attendait, entouré de trois jeunes femmes, qu’il nous présenta ainsi :
« Héliona, ma première épouse. Siric, ma deuxième épouse. Elean, ma troisième épouse ».
Ainsi les Tiliens étaient polygames. La chose existait aussi chez nous, mais comme une rareté. Je m’inclinai pour saluer, ce qui sembla mettre les jeunes femmes au comble du bonheur, et irriter légèrement notre hôte. Nouveau sujet d’étonnement, aucune des trois épouses ne partagea notre repas.
Il fut excellent, un des meilleurs que j’aie jamais goûté. Les viandes étaient exquises, possédant une saveur délicate dont nos viandes de culture n’approchaient pas. Les fruits abondaient, délicieux, un surtout, rappelant, en bien mieux, l’ananas terrestre, et je me promis d’en rapporter des graines sur Terre, même si je ne rapportais que cela. Les boissons furent variées, parfois fortement alcoolisées. Après une dernière tasse d’une infusion, chaude et aromatique, qui eût ravalé le café au rang de lavasse, notre hôte nous conduisit sous une véranda dominant le lac. Il allongea son grand corps sur une couche basse, nous en désigna deux autres, et commença ainsi :