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« Comme l’étude de la psychologie et l’observation du comportement humain ont fait partie de mon entraînement militaire, j’ai pu voir, amiral, que bien des choses vous surprenaient ici, ou même vous choquaient. De même, certains de vos gestes m’ont surpris, et parfois choqués, et je sais que vous vous en êtes aperçu. Officiellement, j’ignore tout de votre mission, et elle ne me concerne pas. Il n’est cependant pas besoin d’être un grand génie pour la deviner. Quand mon Eria a intercepté votre astronef, vous veniez reconnaître notre système pour voir s’il vous serait possible de vous y installer ? Est-ce cela ? Oui ? Et quand vous avez vu qu’il était occupé, vous avez pensé que peut-être, comme nous étions nous aussi des hommes descendant des mêmes ancêtres que vous, nous vous autoriserions quand même à y placer votre planète ? Vous serez désappointés, amiral, ou tout au moins votre gouvernement le sera. Cela nous est impossible. Sans trop m’avancer, je puis vous affirmer que vous essuierez, de la part de notre chef suprême, un refus courtois, mais définitif. Et je dois, sinon vous expliquer pourquoi, ce qui regarde le chef, du moins vous fournir quelques renseignements. Je serais désolé que vous quittiez notre sol furieux, car, comme bien des militaires, j’ai horreur de la guerre.

« Bien des choses vous étonneront ici : notre polygamie obligatoire, la façon dont nous traitons nos serviteurs, leur existence même, le fait que nous ayons une très puissante armée, alors que notre système est, comme était le vôtre, clos par la barrière, mais, dans ce cas, souvenez-vous des Drums ! Eh bien, la plupart de ces faits remontent à une cause unique, les rayons cosmiques.

« Quand nos ancêtres quittèrent la Terre, en l’an ? … de votre ère, en l’an I de la nôtre, la science ne permettait pas d’arrêter complètement ces rayons : défaut de peu d’importance, si tout avait bien marché, les équipages ne devant rester que très peu de temps dans l’espace. Malheureusement, comme vous le savez, les choses ne se passèrent pas ainsi, et nos ancêtres y demeurèrent finalement, allant de planètes en planètes, plusieurs années soumis aux rayons cosmiques. Il arriva ce qui devait arriver : il y eut des mutations. Oui, amiral, nous sommes des mutants. Point des monstresà deux têtes, bien qu’il en naisse parfois, ni à deux cœurs, ni des télépathes. La mutation qui est rapidement devenue dominante, par malchance, est à la fois plus sournoise et aussi dangereuse. Sur Tilia, il naît, en moyenne, six filles pour un garçon ! Ceci explique notre polygamie.

« Une autre mutation, contre laquelle nous nous sommes protégés partiellement grâce à une sévère ségrégation a été l’éclosion d’une lignée d’hommes à peu près dépourvus d’initiative, et qui ne sont bons qu’à faire des serviteurs : valets de ferme ou de maison, garçons de laboratoire, ou piétaille militaire, selon leur courage ou leur intelligence. Ce n’est pas de gaieté de cœur que nous avons interdit les intermariages, mais c’était nécessaire. Comme d’habitude, la ségrégation a entraîné la naissance de sentiments hostiles ou méprisants entre les deux groupes.

« Nous, de la classe dirigeante, nous sommes une faible minorité. Souvenez-vous que dans l’astronef qui partit de la Terre, nous n’étions que 12 hommes et 24 femmes. Nous étions encore moins quand nous atterrîmes ici. Pendant plusieurs générations, avant que nous n’instituions la polygamie obligatoire, notre population ne crût que faiblement, plus des cinq septièmes en restaient stériles, ou presque. Sans compter les crimes, révoltes, etc.

« Puis, comme bonheur supplémentaire, les Triis de la planète Kaleb, celle qui est immédiatement extérieure à la nôtre, découvrirent le vol spatial. Oh, leurs fusées atomiques sont encore bien loin de valoir nos cosmomagnétiques, mais ils sont nombreux et féroces, et leurs bombes tuent aussi bien que les nôtres. D’où la nécessité d’une armée et d’une flotte spatiale.

— Nous pourrions, dis-je, vous aider. Je ne vois là aucune raison de ne pas nous laisser nous établir dans votre système. Nos généticiens pourraient, je pense, résoudre le problème de votre mutation. Quant aux Triis …

— Je vous remercie de votre offre, mais nous ne saurions accepter. La pure vérité est que nous ne vous laisserions pas travailler nos gènes. Vous dites que vous désirez nous aider ? Je vous crois. Mais le chef suprême ne courra jamais le risque de vous permettre de nous exterminer pour prendre notre place, même si ce risque est presque nul. Plus tard, si vous trouvez une autre étoile, et le moyen de franchir la barrière, nous accepterons votre aide avec gratitude. Pas maintenant.

— Mais nous ne voulons pas de votre planète ! Nous avons la Terre, et Vénus !

— Sans doute, mais ici, en plus de Tilia et de Kaleb, trois autres planètes sont plus ou moins habitables. Et nous ne voulons pas les partager. Notre population s’accroît très vite, maintenant. Nous avons chacun de trois à six femmes, et songez que, en moyenne, pour que naisse un garçon, il faut une famille de sept enfants !

— Et quelle est votre population actuelle ?

— Le chef suprême vous le dira, s’il le juge bon. »

Ensuite, Kirios éluda habilement toutes nos questions concernant sa planète. Il nous entretint longuement de la guerre contre les Triis. Il parlait sans haine, déplorant qu’un terrain d’entente n’eût pas été trouvé.

« Ce ne sont pas de mauvais diables, au fond, et dans cette guerre, nous avons nos torts. Pour une petite échauffourée, sur un de leurs satellites, un de nos généraux à tête chaude a anéanti une de leurs villes.

— Comment sont les Triis ? demanda Kelbic.

— Assez humanoïdes. La forme humaine, avec des variations, semble très répandue dans le cosmos. Nos ancêtres, au cours de leur grand voyage, l’ont rencontrée sur une bonne dizaine de mondes. Les Triis sont de grande taille, plus grands que vous, amiral, à peau jaune … mais vous en verrez si vous le désirez. Nous avons près d’ici des camps de prisonniers. »

Nous parlâmes ainsi de choses et d’autres jusqu’au soir. Le lendemain, Kirios nous reconduisit en ville pour notre audience du chef suprême.

Le palais du gouvernement était impressionnant, vaste construction basse entourée d’un péristyle de colonnes blanches. Nous passâmes successivement une dizaine de postes de garde, rendus nécessaires, nous expliqua Kirios, par l’état de guerre et la possibilité d’un raid des Triis. Nous suivîmes d’interminables couloirs, gardés par des sentinelles, et pénétrâmes enfin dans le bureau du maître de Tilia. C’était une longue pièce claire, au plancher de beau bois jaune, aux murs couverts de rangées de livres et d’écrans. Au bout, derrière une table très simple, de bois foncé, un homme, penché, parlait rapidement dans un microphone. Kirios, qui nous précédait, s’arrêta et salua. L’homme leva la tête.

Il paraissait dans la force de l’âge, mais avait certainement dépassé la jeunesse. Il appuya son menton sur une main blanche et maigre, et nous regarda. Sous le front haut, creusé de rides, les yeux étaient sombres, perçants ; la bouche, serrée, aux coins tombants, lui donnait un air de force mélancolique.

« Asseyez-vous, messieurs. »

La voix était douce, un peu lasse.

« Je n’ai, malheureusement, pas assez de temps à vous consacrer pour que nous puissions en perdre. Vous venez, n’est-ce pas, me demander le droit de vous joindre, avec vos deux planètes, à ce système solaire ? Je ne puis vous l’accorder. »

Il leva la main, coupant une objection de Kelbic.

« Croyez que je le regrette. Et je regrette aussi de n’avoir pas la possibilité de rendre visite à cette Terre qui était pour nous une légende chérie.

« Pour la première fois depuis un demi-millénaire, deux branches séparées de l’humanité se rejoignent. Combien je voudrais m’en réjouir ! Mais, après consultation de mes conseillers, tant scientifiques que politiques, je suis obligé de refuser. Milonas, ici présent, m’a mis au courant de votre offre d’assistance que je dois rejeter. Je ne vous crois pas capables d’en profiter pour nous anéantir, mais, en tant que chef de mon peuple, je n’ai pas le droit de prendre ce risque.