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— Et si nous évitions ce système ?

— Psychologiquement impossible, intervint Hélin. Le peuple trill, aussi bien que la majorité des tekns, est las de cette vie de taupes. Je ne puis promettre qu’ils ne se révolteraient pas. L’homme n’est pas un termite, Haurk. Les tekns, à la grande rigueur, si on leur donnait un but. Mais les trills ? Espérons donc que la population que nous allons trouver ne sera pas hostile, et nous laissera graviter autour de leur soleil. Au moins pour quelques dizaines d’années, le temps de reprendre courage.

— Le moral est-il donc si mauvais, Hélin ?

— Pire que cela, Haurk. Pendant que vous travailliez avec Kelbic, il y a eu deux révoltes avortées. Oh ! Rien de sanglant, juste un avertissement. Et il y eut un afflux étonnant de volontaires pour la guerre contre les Triis. Dix fois plus qu’il n’en fallait, à vrai dire. Les hommes risquaient gaiement leur vie pour avoir le privilège de débarquer sur Tilia ou Triis, de voir un soleil, de jouir de jours et de nuits naturels, de se baigner dans une rivière … Nous en avons profité pour entraîner par roulement un nombre considérable d’équipages d’astronefs. Cela sera utile, je crois.

— Vous pensez donc que, le cas échéant, le peuple acceptera la guerre ?

— J’en suis sûr. Tout plutôt qu’un troisième-grand crépuscule ! J’ai entendu hier une réflexion très caractéristique sur le passage d’un compagnon de Kirios : « Quel dommage, au fond, qu’ils aient été de braves gens. »

— Hé, hé, nous n’aurions pas été si accommodants, dans ce cas !

— Un tel retour à la sauvagerie serait donc possible ? Demandai-je.

— Hé, Haurk, nous y sommes retournés par force et sans plaisir, mais assez efficacement, je crois, dit Kirios. Et si ce que j’ai entendu dire de la révolte des destinistes et de la façon dont vous l’avez écrasée est vrai, il me semble que, besoin étant, le barbare reparaît assez vite chez vous aussi, Haurk Akéran ! Croyez-moi, comme tout vrai soldat, je n’aime pas la guerre. Les circonstances ont été telles, chez nous, qu’un grand nombre de jeunes gens ont été transformés en machines à tuer. Je fus du nombre, moi dont le rêve eût été une paisible vie d’astronome ! Et, par Héklan, si je suis encore vivant quand la Terre aura gagné une orbite sûre, je veux réaliser ce rêve. Mais, pour le moment, il est nécessaire que je reste un soldat. Mon chef, que je ne reverrai probablement jamais, m’a donné l’ordre de me mettre au service de la planète-mère, et, tant qu’elle sera menacée, je lui obéirai, et je tuerai du mieux que je pourrai, sans joie comme sans remords. Car moi, le barbare, je tiens à ce que vive longtemps la civilisation des hommes !

— Et si je vous ordonnais d’attaquer une planète sans provocation ?

— Vous êtes le chef. J’obéirais, ayant été élevé comme un soldat, mais avec remords. Mais cela, je sais que vous ne le ferez pas. Si mon chef, là-bas, sur Tilia, vous avait jugé capable d’agression, je ne serais pas ici, avec vous.

— Vous n’avez en effet rien à craindre, Kirios. »

Kirios dîna avec ma famille et moi-même ce soir-là. Il vivait solitaire, ayant laissé ses trois femmes sur Tilia, secrètement content, je crois bien. Il avait été marié très peu de temps, sans amour, pour obéir à la loi, et n’avait pas d’enfants. Il nous raconta sa jeunesse austère, le terrible entraînement au métier des armes qu’il avait subi, et les nuits passées à son observatoire, en secret, à épier les astres. Sa culture mathématique était grande, et nous fûmes assez surpris, plus tard, Kelbic et moi, de le voir assimiler facilement plus que des rudiments de nos systèmes respectifs de calcul. C’était indiscutablement une bonne recrue pour la Terre.

Notre amitié se développa dans les mois qui suivirent, et il devint rapidement un habitué du laboratoire, dont Kelbic ne sortait guère, et où j’allais chaque fois que je le pouvais. Le fait qu’il venait d’une civilisation différente colorait ses réactions de façon imprévue pour nous, parfois amusante, souvent utile. Il ne pouvait comprendre comment moi, maître suprême, j’avais pu risquer ma vie lors du premier contact avec son peuple.

« Et si je vous avais détruit ?

— Cela n’aurait eu qu’une importance secondaire, Kirios, répondis-je. Pour la Terre, tout au moins, sinon pour moi ! Le conseil aurait nommé un autre coordinateur, et tout aurait continué …

— Alors, vous pensez que les hommes sont interchangeables ?

— Certes pas. Mais personne n’est irremplaçable. Notre civilisation n’est pas fondée comme la vôtre sur la notion du chef. Du point de vue scientifique, la perte de Kelbic eût été plus importante que la mienne, car il y a fort longtemps que je n’ai pu faire de travail sérieux, et je n’en aurai jamais le temps de nouveau, si je reste coordinateur.

— Mais enfin, la loyauté personnelle …

— Il n’y a pas, et ne doit pas y avoir de loyauté personnelle, Kirios, dans une civilisation aussi complexe que la nôtre, et, j’en suis sûr, la vôtre évoluera plus tard vers une forme très différente de ce qu’elle est actuellement. Au défi que vous lançaient et la planète nouvelle sur laquelle vous veniez de vous établir, et plus tard, l’existence des Triis, vous avez fait la seule réponse possible, une civilisation centralisée, une société groupée autour du chef, d’abord chef de village, ensuite chef militaire et chef d’État. Vous auriez pu adopter un gouvernement collégial, mais ma propre expérience lors de la révolte destiniste me porte à douter de l’efficacité, en temps de crise, d’une direction à têtes multiples. Tout autre est notre cas. Si depuislongtemps, pour des raisons évidentes, la Terre dispose d’un seul gouvernement, la complexité de notre civilisation l’impose collégiale et hiérarchisé. Vénus est quasiment indépendante, et c’est fort bien ainsi, car nous ne saurions diriger d’ici une autre planète. La seule autorité suprême, collégiale elle aussi, est le conseil des Maîtres qui, autant que possible, persuade plutôt qu’il ne commande. Quant à moi, je ne suis qu’un dictateur occasionnel, nommé par le conseil pour une période de crise, et un travail donné, le Grand Voyage, et pour cela seulement. Si pratiquement j’ai eu souvent à prendre des décisions de gouvernement intérieur sans en référer au conseil, c’est, ou bien que je n’ai pas eu le temps de le faire pour des cas urgents, ou parce que ces décisions se rapportaient finalement à mon travail ; j’ai ainsi fait foudroyer la bande des fanatiques qui voulait détruire le géocosmo n° 2.

« De même, si l’éventualité que nous redoutons se produit, si nous devons faire face à une guerre dans le système de Belul, je serai totalement responsable de toutes les décisions. Mais uniquement pour la durée de cet état de guerre. Ne me considérez pas comme un chef de droit divin, mais simplement comme un technicien délégué pour une tâche précise. Je n’attends de vous obéissance qu’en ce qui concerne cette tâche.

— Soit. Je ne suis pas sûr de comprendre, mais n’ai pas besoin de comprendre pour obéir. Que ferais-je en cas de combat, si mes hommes discutent mes ordres ?

— Avez-vous eu à vous plaindre de ceux qui ont servi sous votre commandement contre les Triis ?

— Non, certes !

— Il en sera de même, soyez-en assuré. Les Terriens sont capables de discipline, même s’ils ne l’acceptent que volontairement. »

Nous franchîmes sans encombre la barrière entre Etanor et Belul, et nous envoyâmes des cosmos en avant-garde. Malgré cela, nous fûmes surpris, et cette surprise manqua de me coûter la vie.