Par gestes, Kelbic me dit alors :
« J’ai dans ma poche un petit transmetteur à ondes de Hek. Et avant de partir, je vais activer le destructeur … »
« Soit, dit-il à haute voix. Quand partons-nous ?
— Tout de suite. »
Ils sortirent peu après, et je les vis, par l’écran de vision externe d’avant, monter dans un véhicule bas, puis toute image cessa brutalement. Le destructeur, que Kelbic avait actionné en passant dans le sas venait de fonctionner, et l’astronef n’était plus qu’une masse en fusion, d’où l’ennemi ne pourrait tirer aucun renseignement.
Je partis immédiatement avec une force de cent cosmomagnétiques, après avoir désigné Hélin comme mon successeur pour le cas où nous ne reviendrions pas. Rhénia me souhaita bonne chance, le cœur serré, mais les yeux secs. Elle aimait Kelbic comme un frère, et trouvait tout naturel que je risque ma vie pour lui porter secours. Deux cents autres astronefs, sous la conduite personnelle de Kirios, s’envolèrent peu après, chargés d’attaquer tout ennemi dans l’espace, et de faire diversion.
Pendant plusieurs heures le communicateur resta silencieux, et je commençais à craindre le pire quand la voix de Kelbic jaillit de l’appareil.
« Haurk, ici Kelbic. Je ne dispose que de quelques instants. L’entrée de leur ville se trouve entre deux monticules rouges, à environ 100 kilomètres au nord de l’épave de notre astronef. Attention, l’endroit est très puissamment fortifié, et je doute que vous puissiez en forcer le passage. Il vaut mieux attaquer par-dessus, avec les perforatrices. J’ignore ce que sont devenus Harlok et Rhabel. On a essayé en vain de m’hypnotiser. Mais pas de drogues jusqu’à présent. Voici ce que j’ai observé : après l’entrée, un long tunnel, orienté sensiblement vers le nord. Vous n’aurez pas de peine à le trouver avec les gravitomètres. Puis une série de salles, avec des sas entre chacune, mais pas de fortifications. Ensuite, un grand puits. Je suis au dixième niveau inférieur. Le poste de commandement, où j’ai été interrogé, se situe au douzième et dernier étage, je crois. La garnison est assez faible : peut-être deux mille hommes, et autant de telbiriens, mais je peux me tromper par un facteur deux. Les telbiriens sont très forts physiquement. Armement ! En plus des armes que nous avions nous-mêmes il y a cinq cents ans, d’autres, dont j’ignore l’effet. Rapports entre humains et telbiriens : il y a quelque chose de louche. Les humains m’ont déclaré à plusieurs reprises que les autres sont leurs alliés, presque leurs serviteurs, mais leur comportement est différent. Ils se conduisent en réalité au moins comme les égaux des hommes. Je crois que … »
Abruptement, la voix cessa. Je ne m’en inquiétai pas outre mesure. Kelbic nous avait prévenu que son temps était limité.
Je conférai avec Kirios, par ondes de Hek.
« Les choses étant ce qu’elles sont, dit-il, notre seule chance de succès réside dans une attaque rapide, violente et décisive. Le facteur inconnu est évidemment ces Telbiriens. Je vais vous rejoindre, laissant comme écran 50 cosmos seulement. Avec nos 250 astronefs, portant 25 000 hommes, ce sera bien le diable si nous ne perçons pas leurs défenses ! Nous devrons faire vite, car les hyperradars d’un éclaireur ont décelé, venant d’une planète intérieure, une force de renfort. J’ai donné l’ordre à la troisième flotte de se porter à sa rencontre. »
Nous fonçâmes sur le satellite où nos amis étaient prisonniers. C’était un monde d’environ 1 000 kilomètres de diamètre, creusé de profondes fissures en zig-zag, hérissé de monticules de faible hauteur, absolument sans atmosphère. Comme l’escadre de Kirios nous rejoignait, une dizaine d’astronefs ennemis apparurent. Il y eut une violente et brève escarmouche, illuminant l’espace, et nous passâmes, perdant un cosmo seulement.
Le sol monta vers nous à toute vitesse, les pilotes ayant pour ordre de ne pas perdre une seconde. Les deux monticules rouges apparurent. De la surface jaillirent des volées de projectiles, inoffensifs, déviés sans peine par nos champs paragravitiques. Quelques secondes plus tard, les deux monticules n’existaient plus. Nous atterrîmes à peu de distance, et nos troupes débarquèrent en force. Kirios ayant le commandement militaire, je m’occupai de la partie technique. Rapidement, les gravitomètres différentiels furent montés, et nous pûmes suivre de la surface le tracé de nombreux tunnels. Alors les perforatrices entrèrent en action.
J’étais un peu méfiant : la facilité avec laquelle nous avions effectué notre débarquement ne me disait rien qui vaille. Ou bien les ennemis avaient bluffé effrontément quand ils affirmaient à Kelbic que leur position était imprenable, ou bien, plus vraisemblablement, ils considéraient la surface comme sans importance, et les difficultés nous attendaient dans le sous-sol. Peut-être aussi n’étaient-ils pas préparés à un assaut aussi violent contre leurs positions ?
Les cosmos, leurs équipes de choc débarquées, étaient répartis presque tous, formant autour du satellite un écran protecteur. Les perforatrices travaillaient à plein, et il n’y avait plus qu’à attendre. J’en profitai pour chercher à prendre contact avec Kelbic. Pendant quelques minutes, ce fut en vain. Puis, quelques mots.
« Je sais que vous avez attaqué. J’ai réussi à m’évader et à me cacher dans un souterrain abandonné. Ils ont tué Harlok et Rhabel. Attention, ce sont les Telbiriens les maîtres, et … »
La communication s’interrompit. Inquiet, j’appelai Kirios.
« Où en sommes-nous ?
— Sept des perforatrices sont arrivées à quelques mètres des tunnels. Nous les avons arrêtées pour que les autres rattrapent leur retard. Nous devons faire un assaut massif …
— Et pendant ce temps ils massacreront Kelbic !
— Je sais, Haurk. Mais ce qui est en jeu est bien plus que la vie d’un homme, même si c’est un génie et notre ami !
— Oh, je sais. Hâtez-vous, quand même ! »
Très haut, au-dessus de nous, un immense éclair illumina la nuit interplanétaire. Quelques astronefs ennemis avaient tenté de passer.
Vint l’assaut. Sur un ordre de Kirios, les machines se ruèrent, crevèrent les voûtes, disparurent dans les tunnels. Antigravitateurs à la ceinture, les hommes plongèrent à leur suite. Je m’avançai vers un des orifices. Je me sentis saisi par les bras. Deux hommes me tenaient, m’éloignant du trou.
« Lâchez-moi !
— Ordre du général. Vous ne devez pas descendre !
— Quel est ce non-sens ? »
Par radio, j’appelai Kirios.
« Dites, Kirios, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qui vous a permis …
— Écoutez, Haurk, il y a déjà Kelbic là-dessous, je trouve que c’est suffisant. La Terre ne peut se permettre de vous perdre tous les deux !
— Faites-moi lâcher ! C’est un ordre !
— Je refuse. Vous pourrez me faire exécuter si vous voulez, quand nous serons de retour.
— Mais enfin, j’ai bien le droit d’aller au secours de Kelbic !
— Non ! Vous n’avez plus le droit de vous exposer. Et puis, vous seriez inutile là-dessous. Vous feriez même mieux de revenir immédiatement sur Terre avec une escorte.
— Si vous croyez que j’ai peur …
— Oh non ! Je connais votre courage. On m’a raconté tout ce que vous fîtes, et je trouve qu’il est grand temps que vous compreniez que vous êtes plus utile dans votre laboratoire ou à la Solodine qu’à faire le travail d’un soldat, même si, comme c’est le cas, vous le faites bien ! Maintenant, je n’ai plus le temps. À bientôt ! »
Il coupa le contact.
Je restai un moment immobile. Depuis longtemps personne, même Kelbic, même Rhénia ne m’avait parlé ainsi. Je me rendis compte que, sans même le vouloir, j’avais concentré en mes mains tous les pouvoirs, toutes les responsabilités. Moi, Haurk Akéran, l’astrophysicien, j’étais devenu un autocrate, un dictateur ! Combien de fois avais-je décidé, et fait appliquer des lois ou des règlements qui étaient affaire du gouvernement trill, ou du conseil des Maîtres. Et nul n’avait fait d’objection. J’avais même le titre de maître suprême !