Je la portai au-dehors, revins chercher Paul, et traînai son long et lourd cadavre. À peine l’avais-je allongé à côté de sa femme sur la pelouse qu’avec une explosion sourde l’incendie dévora ce qui restait du laboratoire. Je les chargeai dans la voiture, roulai à fond de train jusqu’à l’hôpital de Clermont, voulant espérer contre toute certitude. Ils étaient bien morts.
Et voilà. Les autorités civiles et militaires firent une enquête serrée, passèrent au crible fin les cendres. Ils ne trouvèrent rien. À mon laboratoire, dans mon courrier, je trouvai un épais pli cacheté, que Paul avait apporté lui-même la veille, et donné à mon garçon de confiance. C’est lui que vous allez lire. Comme je l’ai dit, Paul m’a légué une part de sa fortune, tirée de ce qu’il appelait « une amusette », la télévision en relief. Et il m’a institué par testament le tuteur de son fils. Ce dernier a maintenant 12 ans, tant j’ai hésité à rendre public le manuscrit de Paul, ou plutôt de Haurk. Et j’ai beau savoir que l’hérédité réside dans les chromosomes, que Paul Dupont n’a pu transmettre à son fils que les qualités qu’il avait, et non celles de Haurk, parfois, je me prends à m’interroger. Jean a douze ans. Et, dans sa bibliothèque, entre le Robinson suisse et La Guerre du feu se trouvent, soigneusement annotées de sa main, les publications complètes des divers centres internationaux de physique.
Au moment de livrer ce manuscrit à la publication, j’ajoute encore un mot. J’ai eu la nuit dernière un rêve étrange, qui me fait penser que Haurk a réussi, au moins partiellement, dans sa tentative. Le succès n’a pas été total, puisque les corps de Paul et d’Anne Dupont reposent dans le cimetière de Clermont. Il me sembla que ma chambre était envahie par la lumière violette. Elle formait un tube dont j’occupais le centre. À l’autre bout, très loin, un homme grand et brun me souriait, un homme inconnu et pourtant familier. À ses côtés une femme blonde, inconnue également, mais qui avait dans son sourire quelque chose d’Anne. Et, ce matin, sur ma table de nuit, j’ai trouvé un petit fragment de très beau papier, portant ces mots : Dis à Jean que dans quelques années, nous espérons pouvoir venir le chercher.
Ce fut un rêve. Je n’étais pas éveillé. Mais comment expliquer le papier ?
CHAPITRE II
LINÉAMENTS D’HISTOIRE FUTURE
C’est moi, Haurk, qui écris ceci, moi, Haurk, coordinateur suprême, au temps du Grand Crépuscule, et qui fus projeté, d’une manière que je n’ai pas encore élucidée, dans un passé tellement lointain que nous, les hommes d’Helléra, que vous appelez la Terre, en avions complètement ou presque perdu le souvenir.
Parfois, quand je ferme les yeux, tout cela me paraît un rêve. Je vais me retrouver dans mon bureau, à la Solodine, au centre d’Huri-Holdé, à six cents mètres sous terre. Je crois entendre le frémissement de la grande métropole, ce frémissement qui traversait même les parois isolantes, ce mélange de bruits, de vibrations, de silences, qui était le battement du cœur de la plus grande ville qui ait jamais existé. Il me semble que je n’aurais qu’à étendre la main, appuyer sur le bouton que je connais bien, le troisième à gauche, pour que devant moi, sur l’écran, se projettent, à ma volonté, les rues de la cité, ou le ciel noir du Grand Crépuscule.
Il me semble surtout — oh ! Combien poignante cette impression —, que je vais entendre les pas légers de Rhénia, qu’elle va se pencher vers moi, me parler de cette voix douce et toujours égale qui était mon réconfort, quand pesait sur moi le destin de deux mondes.
Plus tragique encore est la présence fantomatique d’Arel, notre unique fils. La dernière fois que je le vis, avant de gagner le laboratoire pour commencer cette expérience qui tourna mal, il jouait avec ses amis, dans le parc antigravitique, aux pirates telbiriens. Il est étrange que la seule chose, ou presque, qui n’ait jamais changé, et que j’ai retrouvée presque identique dans ce lointain passé où je suis exilé, ce soit les jeux des enfants. J’imagine qu’autour des cavernes primitives, les petits Cro-Magnons poursuivaient des jeux qu’un enfant d’aujourd’hui, tout aussi bien qu’un enfant du Grand Crépuscule, aurait facilement compris et partagés.
Mais puisque j’ai décidé, je ne sais pourquoi, d’entrouvrir le voile qui cache aux yeux de mes contemporains actuels le futur de la Terre, il est temps que je commence. Et d’abord un peu d’histoire, tout ce que j’en sais, et c’est peu, n’ayant jamais eu le temps de l’étudier, ce passé qui est pour vous le futur. Comme je l’ai déjà dit à mon ami Périzac, ce ne sont pas ces révélations qui peuvent changer le cours des choses à venir, si ce cours peut être changé, ce dont je doute souvent.
Du point de vue géologique, placé bien au-dessus de contingences comme celle de la durée d’une vie humaine, vous vivez à la fin d’une ère. Je ne sais si une nouvelle guerre vous menace, et si, comme vous le redoutez, elle mettra fin à votre civilisation. Ces détails ne nous sont pas parvenus. Par contre, je puis vous dire que vous ferez la conquête de quelques planètes, en plus de cette Lune où ont déjà débarqué quelques hommes. Nous avons en effet retrouvé vos traces sur Mars et Vénus. Je doute fort cependant que vous y soyez resté longtemps, ces traces sont trop faibles, je le sais pour les avoir vues moi-même sur Vénus. Vous aviez laissé Vénus dans son état primitif, sans chercher à l’aménager pour le séjour de l’homme. Probablement, ces voyages ont été interrompus par une guerre, ou bien par la cinquième glaciation, qui aurait alors été très proche de vous, et très brutale. Je puis facilement prévoir ce qui se passerait dans ce cas. Vos techniques sont encore insuffisantes pour lutter contre l’envahissement par les glaces, bien que vous possédiez déjà l’énergie atomique, et que, sans nul doute, les idées que j’ai semées germeront bientôt. L’utilisation de l’énergie atomique contre une glaciation, sans moyens de contrôle météorologique, ne peut aboutir en fin de compte, je vous en avertis, qu’à un renforcement de la glaciation. Il en découlera des guerres impitoyables pour les territoires libres du sud, et finalement, la chute de la civilisation. Ce serait alors le premier crépuscule de l’humanité, antérieur à ceux que nos historiens reconnaissent.
Les cinquième, sixième et septième glaciations ont dû être relativement rapprochées, si j’en crois ce que me dit une fois le Maître de la Terre, et je doute fort que l’humanité ait pu remonter la pente suffisamment vite pour avoir atteint, entre elles, un degré de civilisation comparable au vôtre. En tout cas, nous n’en connaissons pas de traces. Par contre, après le septième, pour une cause que nos géologues connaissent, mais que j’ignore personnellement, un grand cycle s’est ouvert, qui aurait duré des millions d’années si … Mais n’anticipons pas, ou pas trop.
Après la septième glaciation, l’humanité repartit presque à zéro, dans un état de civilisation analogue à celui de votre paléolithique supérieur, avec quelques différences. Nos géologues évaluent à environ 200 000 ans la durée des glaciations et des interglaciaires, et à environ 10 000 ans le temps qu’il a fallu pour passer une fois de plus de l’âge des cavernes, puis des cités lacustres, à un état réellement civilisé. L’ère qui commença alors en était en son année 4575 quand je naquis. Je dois donc vivre dans environ 210 000 ans dans votre futur.