Mon corps resta donc à mon époque, mais ma conscience fut détachée, prise dans le champ temporel, et projetée dans ce passé inconcevablement lointain. Naturellement, elle demeura en contact avec la Terre, ce qui est tout à fait normal dans ce continuum espace-temps. L’extraordinaire est que je trouvai un hôte capable de l’accueillir et de la fixer. Sans cela, elle aurait erré sans fin, ou disparue au bout d’un certain temps, ou, plus probablement serait rapidement revenue dans mon corps. De ce que je sais par Dupont, dont je partage le corps, il semble que l’autre bout de mon champ temporel soit venu le frapper, ce qui explique qu’il a joué le rôle d’hôte.
J’ai donc en tête de faire l’expérience à l’envers, et de retrouver ainsi mon époque. Du moins y retournerai-je partiellement. En effet, ma conscience n’a pas chassé celle de Dupont, elle s’est fondue avec elle, ce qui fait que je suis à la fois l’un et l’autre. Si je réussis, la part qui me revient retournera à Helléra, la part qui revient à Dupont restera sur Terre. Mais nous avons été liés d’une manière si absolue pendant quelques années que finalement il restera beaucoup de Haurk dans Dupont, et beaucoup de Dupont dans Haurk ! Ce sera comme un dédoublement.
Je n’ai que peu de craintes d’échec. J’ai réussi à calculer assez précisément la longueur du champ temporel, et d’ailleurs une erreur serait de peu de conséquences, car ce champ s’étendra au moins sur trois millions d’années de plus qu’il ne serait strictement nécessaire. Pour la direction, je n’ai pas à me tracasser. Et je crois que tout ira bien. Retourner à Huri-Holdé, peu de doutes qu’avec l’aide de Kelbic je ne puisse revenir un jour, en chair et en os cette fois, pour chercher Anne et Jean.
Au moment de quitter votre époque, j’ai un dernier message à vous adresser, hommes du lointain passé. Ne désespérez jamais. Même si l’avenir vous semble à juste titre sombre, même si vous savez maintenant que vos civilisations s’engloutiront sous la glace d’un nouveau paléolithique, n’abandonnez pas la lutte. Je suis là parmi vous, moi, Haurk, qui fut coordinateur, puis maître suprême aux temps du grand crépuscule. Je suis la preuve vivante que vos luttes ne sont pas futiles, et que vos descendants iront jusqu’aux étoiles !
CHRONOLOGIE
Ère chrétienne :
1972 : L’étrange accident.
1978 : Mort de Paul Dupont.
198 … Première conquête de Mars et Vénus.
Cinquième glaciation
Sixième glaciation
Septième glaciation
Septième glaciation. Nouveau Paléolithique
Deuxième millénaire avant l’unification : début de l’historique.
Ere de l’Unification.
Année o : L’Unification.
1810 : Invention de la machine à vapeur.
1923 : Libération de l’énergie atomique.
1941 : Premier raid sur la Lune.
1951 : Premier raid sur Mars.
1956 : Premier raid sur Vénus.
1988–2225 : La grande pluie.
2244 : Cataclysme atomique sur Vénus.
2245–3295 : Le millénaire obscur.
3295–3600 : La reconstruction.
3910 : Découverte du cosmomagnétisme.
4075 : Expérience de Biolek. Paraéléphants et paralions.
4102 : Découverte de l’hyperespace.
4107 : Départ du premier hyperspationef.
4109 : Départ du second hyperspationef.
4112 : Départ du troisième hyperspationef.
4113 : Départ du quatrième hyperspationef.
4114–4125 : Départ des cinquième à seizième hyperspationefs.
4132 : Retour du quatrième hyperspationef.
4153–4158 : Essai de voyage interstellaire par cosmomagnétique.
4575 : Naissance de Haurk Akéran.
4593 : Serment de Haurk.
4600–4602 : Séjour de Haurk à Héroukoï.
4603 : Début du grand œuvre. Voyage au pôle Sud.
4604 : Voyage à Vénus.
4604 : Révolte destiniste.
4610 : Le grand départ.
4613 : Nova Solis.
4614–4623 : Le grand crépuscule, première partie. 4623 : Etanor.
4623–4627 : Le grand crépuscule, deuxième partie. 4627 : Belul.
4629 : Fin du grand crépuscule.
4631 : L’étrange accident.
Que l’on défende avec passion l’œuvre littéraire de Francis Carsac ou que l’on se contente de l’apprécier modérément, pour ne pas dire moins ; que l’on célèbre, l’œil humide, la mémoire du brillant pionnier de la science-fiction française des années cinquante ou que l’on retienne seulement du personnage le mépris affiché en public envers la génération d’écrivains apparus dans les années 70, pour ne pas dire plus ; il est des faits difficiles à contester …
— En 1954, Francis Carsac inscrit son nom au catalogue de la légendaire collection « Le Rayon Fantastique ». Il est le premier auteur français à se mesurer aux maîtres anglo-saxons que sont Edmond Hamilton, Lyon Sprague de Camp, Theodore Sturgeon, William Temple, Eric Frank Russell, Olaf Stapledon, C.S.Lewis, A.E. Van Vogt, Isaac Asimov, Murray Leinster, Robert Heinlein, Fredric Brown, E.E. « Doc » Smith !
— En 1970, deux romans de Francis Carsac sont réédités au CLA : la plus prestigieuse, la plus convoitée des collections spécialisées. Il est à nouveau le premier auteur français jugé digne de figurer auprès des plus grands ; et nul autre ne partagera ultérieurement cet honneur !
— En 1977, les Éditions Presses Pocket décident de lancer sur un marché pourtant saturé une nouvelle collection au format de poche. Elle sera essentiellement consacrée à la réédition de classiques pour la plupart anglo-saxons, mais c’est tout de même un écrivain français qui l’inaugure : Francis Carsac !
— En 1982, Francis Carsac est le premier écrivain français de science-fiction dont l’œuvre est annoncée « pour paraître » dans une édition intégrale reliée à tirage limité. Pour des raisons n’ayant pas grand-chose à voir avec la littérature, le projet des Éditions « La Page Blanche » capotera après la réalisation d’un seul volume. Lorsque, six ans plus tard, un nouvel éditeur manifeste assez de folie (ou de bon sens commercial) pour réaliser à son tour une Intégrale d’un écrivain français, c’est Francis Carsac qui est choisi !
Pour en terminer avec le chapitre des honneurs, que l’on me permette de rapporter deux anecdotes d’ordre personnel. J’entretiens depuis des années une correspondance amicale avec de nombreux fanéditeurs, collectionneurs, libraires et écrivains américains. La seule fois où l’un de mes correspondants évoqua la science-fiction française — les Américains se préoccupent de celle-ci autant que de leur premier hamburger — ce fut pour me demander : « Au fait, toi qui habites Bordeaux, as-tu connu cet excellent écrivain qu’était Francis Carsac ? » La lettre était signée Lyon Sprague de Camp.
Je suis heureux d’être en contact avec plusieurs des plus grands écrivains américains de science-fiction parce que je suis réellement un fan de leur œuvre ; à ce titre je suis un collectionneur enragé d’éditions originales anciennes et de pulps. Pour moi, une « bonne petite soirée à la maison » ne consiste pas à regarder à la télé un match de foot suivi d’une demi-douzaine de feuilletons nuls. Au contraire, la jouissance absolue (enfin, presque …) c’est d’envoyer une lettre pour le courrier des lecteurs d’un fanzine américain, rédiger une contribution à une « APA » dévouée aux « bons vieux pulps », puis m’écrouler dans un fauteuil moelleux pour lire jusqu’à deux heures du matin les éditoriaux de Hugo Gernsback de l’année 1926 d’Amazing Stories, trois nouvelles des années 30 de Stanley Weinbaum, Raymond Z. Gallun et Nat Schachner, deux nouvelles de Robert Sheckley et Clifford Simak dans un vieux Galaxy SF de 1955, avant de terminer par les chroniques des nouveautés de l’année 1948 et six mois du courrier des lecteurs de 1953 dans Astounding SF. Ne vous inquiétez pas pour mon équilibre psychique ! Ce ne sont là qu’activités bien habituelles pour un fan de science-fiction. Bref, la dernière fois que j’ai suivi très scrupuleusement ce programme, arrivé à 1 h 45 du matin, je suis tombé dans Astounding SF de février 1953 sur un article de Francis Carsac consacré à la science-fiction française de la fin du XIXe à 1939 !