La science-fiction, je crois bien que Francis Carsac en lisait pour se divertir et en écrivait pour s’amuser. Faire carrière dans le domaine n’a même pas dû l’effleurer un seul instant : Écrire, produire, publier, pour gagner de l’argent et en vivre, ce n’était pas son genre.
En 1979, après qu’il m’eut informé, au cours d’une conversation à bâtons rompus, de l’existence de manuscrits inédits, je lui ai demandé : « Pourquoi ne faites-vous pas publier ces nouvelles ? »
Je ne me souviens pas des termes exacts de sa réponse, mais en substance, elle signifiait : 1)« Je n’en vois pas l’utilité. » ; 2) « L’autre jour j’ai jeté un coup d’œil sur Fiction et le contenu ne m’en a pas semblé très intéressant. »En habile rédacteur en chef espérant réaliser un coup (« Le retour de Carsac à la science-fiction »), je lui ai alors expliqué qu’il existait d’autres revues professionnelles et lui ai mis sous les yeux un exemplaire de celle que je dirigeais à l’époque. Il l’a pris, en me disant quelque chose comme : « J’y jetterai un coup d’œil, je vous enverrai peut-être quelque chose. »Que dalle. Il s’en fichait …
Et lorsque j’ai évoqué la réédition en cours de ces œuvres dans la collection « Presses Pocket », il a explosé : « Je leur ai interdit de continuer. Ils ont mis des bonnes femmes toutes nues sur mes livres alors qu’il n’y en a pas dans l’histoire ! C’est incroyable ! Je ne suis pas pudibond, mais je ne vois pas pourquoi on mettrait des femmes nues sur la couverture d’un livre s’il n’y a pas de scènes le justifiant dans le roman ! » La réédition de ses romans, la reprise de leur exploitation par un nouvel éditeur ? Là encore, il s’en fichait …
Comment voulez-vous qu’un éditeur puisse travailler avec un bonhomme de cette envergure, aussi entier, aussi dilettante, pour ne pas dire plus ? Je vous assure que beaucoup de personnes ont fait des pieds et des mains, de son vivant et depuis sa mort, pour que son œuvre soit à nouveau disponible. J’en sais quelque chose !
Francis Carsac n’était pas d’un caractère facile. Il était par ailleurs particulièrement doué pour se faire dans le milieu de la science-fiction des ennemis acharnés. Et les critiques le lui rendaient bien.
Continuons d’examiner cette chaîne auteur-éditeur-critique en élargissant notre champ de réflexion sans pour autant nous éloigner trop du sujet. Après tout, le cas de Carsac est exemplaire ; et les supports se font rares pour publier des textes volontiers polémiques ou dérangeants, alors profitons de l’espace de liberté que représente cette préface pour essayer de planter quelques chardons dans le jardin de « la critique ».
Il y a trois sortes de critiques : les bons, les nuls et les imbéciles. Les « bons » se sont raréfiés ces dernières années ; puisqu’il n’existe plus une seule revue de science-fiction professionnelle digne de ce nom dans ce pays, les critiques compétents ont soit abandonné le genre, soit tenté de poursuivre leur réflexion sur la science-fiction dans des publications universitaires où un certain jargon est hélas de mise. Les « nuls » prolifèrent comme la mauvaise herbe ; ceux-là n’ont de critique que le nom puisqu’ils se contentent de considérer que tout ce que leur envoient gracieusement les éditeurs est « très bien, très beau, pas cher, indispensable ». Restent les « imbéciles ». Ils sont relativement moins nombreux que les « nuls », mais sont plus bavards. Et donc plus néfastes. Le problème avec les « imbéciles », c’est qu’ils fonctionnent à coups de certitudes et d’exclusions. Ne citons pas de noms — ils se reconnaîtront d’eux-mêmes.
Vous avez tous lu (peut-être pas jusqu’au bout) ou au moins aperçu certains articles sanglants publiés par ces misérables individus. L’on y apprend des vérités surprenantes, du genre : « La seule vraie littérature est politique », « La seule vraie science-fiction est la new wave », « L’heroic fantasy n’est que de la merde » (personnellement je n’apprécie guère ce type de récits mais à chacun ses goûts et tous sont respectables), « La science-fiction américaine est réactionnaire », « Les auteurs américains de l’Âge d’Or sont des fascistes », etc. Hélas, le milieu de la science-fiction professionnelle étant un monde peu peuplé, il arrive à l’occasion qu’une coterie ou un groupuscule aux idées extrémistes réussisse à acquérir un « poids éditorial » sans commune mesure avec la réelle influence de ces idées.
Dans les années 70, la critique spécialisée a trop souvent confondu littérature et militantisme. Une œuvre de science-fiction n’était plus alors jugée, appréciée, pour l’originalité des idées ou des concepts mis en scène, pour la qualité de l’écriture ou le style de l’auteur, pour le plaisir offert au lecteur, mais uniquement en fonction de critères strictement politiques.
Il y avait la science-fiction de divertissement et celle de démonstration. Aux yeux de ce groupuscule de terroristes intellectuels, la première était nulle, colonialiste, dangereuse, réactionnaire, fasciste ; la seconde ne présentait que peu de différences avec des tracts ronéotés, mais se situait résolument du bon côté de la barricade. Dans la plus pure tradition stalinienne, on liquida par exemple Heinlein à cause de son roman provocateur Etoiles, garde à vous ! oubliant le merveilleux Une porte sur l’été et toute une série d’œuvres pourtant engagées plutôt à gauche (bien qu’il soit ridicule de transposer dans le monde américain la dichotomie gauche-droite typiquement française) comme Révolte sur la Lune, Révolte en 2100, En Terre étrangère. Et des dizaines d’auteurs américains importants restent aujourd’hui incroyablement méconnus en France malgré une œuvre d’envergure. Citons Poul Anderson, Jack Williamson, Larry Niven et la presque totalité du courant de hard-science.
Et comme ma réserve de chardons est loin de s’épuiser, j’ajouterai qu’en sus de l’incurie de la critique, il faut prendre en compte l’approche de la science-fiction qu’ont certains directeurs de collection ; une approche souvent discutable quand elle n’est pas simplement détestable.
À l’exception notable de « Ailleurs et Demain », les collections spécialisées de création, celles qui ne se contentent pas de publier des rééditions au format de poche, ont toujours été aux mains de « littéraires » et non de « scientifiques ». La publication d’œuvres portées sur l’expérimentation littéraire, courant extrêmement minoritaire, a ainsi été privilégiée par rapport à celle d’œuvres relevant du courant plus technique, plus scientifique (ou pseudo-scientifique) ; tout se passe en définitive comme si l’ambition de certains responsables de collections était d’inscrire à leurs catalogues des œuvres aussi éloignées que possible de ce que le lecteur normalement constitué considère être « de la science-fiction ». Chercherait-on par ce biais à « impressionner » la critique littéraire, à montrer que la science-fiction est littérature à part entière ? Évidemment en baptisant « SF » des romans de J.G. Ballard tels que Le Rêveur Illimité ou de Philip K. Dick comme La Transmigration de Timothy Archer, on n’aura aucun mal à convaincre n’importe quel lecteur de littérature générale que la science-fiction est aussi, à l’occasion, de la grande et vraie littérature !
Cela dit, cette soif de respectabilité, cette ambition d’être considéré comme un littérateur à part entière et non simplement comme un « écrivain de science-fiction », conduit à des excès bien regrettables. Le dernier en date est la publication sous l’étiquette science-fiction du recueil Malgré le Monde, œuvre collective signée « Limite » ; publication suivie par l’attribution à un texte inclus dans ce recueil et sans aucun rapport avec la science-fiction, d’un « Grand Prix de la science-fiction française » ! On croit rêver. En réalité, il s’agit d’un cauchemar.