Comment voulez-vous, dans un tel contexte, que « Présence du Futur », par exemple, inscrive aujourd’hui à son catalogue les romans de Francis Carsac ? Il fut un temps où ce même éditeur n’hésitait pas à rééditer les romans de Stefan Wul, cette autre « star » de la science-fiction française de la fin des années cinquante. Pourtant les romans de Wul avaient à l’origine été publiés au Fleuve Noir, éditeur méprisé s’il en est par l’intelligentsia. « Ailleurs et Demain » avait montré l’exemple en inscrivant également trois titres de Stefan Wul à son catalogue. Mais les temps changent. Francis Carsac n’est pas à proprement parler un écrivain d’extrême gauche ; il est également évident que la qualité majeure de ses romans est la lisibilité, ce qui va rarement de pair avec la tentation littératurante et expérimentale !
Pauvre Francis Carsac ! Pauvre science-fiction …
Mieux vaut se consoler des errements du présent en évoquant l’heureuse époque qui vit apparaître le genre dans notre pays. Au-delà du mythe du « meilleur écrivain français de l’époque », de la légende du « seul écrivain rivalisant avec les Américains », nous essayerons de situer Francis Carsac à la place qui est la sienne. La première ? Peut-être ; mais les choses ne sont pas si simples …
Lorsqu’en février 1953 Francis Carsac publie dans Astounding SF ce rapide panorama de la science-fiction française, il illustre son propos par des œuvres toutes antérieures à 1939. Plus de la moitié de l’article est consacré à J.H. Rosny aîné. Sont par la suite rapidement mentionnés Ernest Pérochon, Charles Derennes, H. Régis, Théo Varlet et S.S. Held. Nous l’avons précisé, il ne s’agit que d’une esquisse de panorama ou, plus justement, d’un éloge de J.H. Rosny suivi de quelques indications montrant que le précurseur a suscité des émules. Cet article pose un problème : Voilà un amateur de science-fiction, un écrivain de science-fiction (ses deux premiers romans étaient déjà écrits à l’époque), qui se fait le porte-parole de la science-fiction française dans la plus prestigieuse revue américaine et qui, curieusement, en donne une vision partielle, pour ne pas dire partiale. Ne poussons pas notre exploration aussi loin que la seconde moitié du XIXe (nous nous étonnerions de l’absence d’André Laurie ou Paul d’Ivoi), contentons-nous d’apprécier le filtrage carsacien en ce qui concerne les auteurs « modernes », ceux de la première moitié du XXe.
Le grand exclus est Maurice Renard qui, pourtant, domine facilement le genre avec une poignée d’œuvres « incontournables » dont la plus connue est probablement Le Péril bleu ; une mention de l’œuvre de Régis Messac n’aurait pas été superflue non plus. Si l’on s’en tient à l’énumération de Francis Carsac, la science-fiction française n’a d’intérêt qu’avant 1939. Je ne m’attendais pas à le voir parler de certaines œuvres extraordinaires, mais peu connues, comme Séléné de H. de Balnec (1946), peut-être le seul roman de l’époque à être strictement comparable à la science-fiction américaine, mais il est difficile d’encaisser sans réagir la non-reconnaissance d’écrivains majeurs, d’écrivains-charnière entre la « vieille science-fiction » de l’avant-guerre et le courant « américanisé » qui se développe à partir de 1950. Les plus importants sont probablement Jacques Spitz — de L’Agonie du Globe (1935) à L’Œil du Purgatoire (1945) — et René Barjavel — Ravage (1943) et Le Voyageur Imprudent (1944) ; le premier cessant pratiquement d’écrire au moment où l’autre commence ; un outsider non négligeable étant le B.R. Bruss de Et la planète sauta … (1946).
Les silences de Francis Carsac sont plus révélateurs que l’énumération de ses choix. Sont exclus de sa liste les écrivains dont l’attitude pendant la guerre et la période d’occupation-collaboration est hautement discutable : Barjavel a prépublié Ravage dans une revue de collaboration et Bruss a participé au gouvernement de Vichy. Sont encore exclus les auteurs « littéraires », ceux qui n’écrivaient de la science-fiction que par hasard — encore que Maurice Renard fût l’un des premiers à insister sur l’originalité du genre qu’il baptisa « merveilleux scientifique » en 1914.
Ce qui passionne Francis Carsac, c’est l’aspect spéculatif de la science-fiction, la mise en situation d’une idée ou d’un concept scientifique. Les œuvres qu’il admire sont celles (parfois rédigées dans un français approximatif, mais qu’importe) qui tournent autour d’une idée originale. Et dans cet article il présente ses préférées uniquement en fonction de l’intérêt et de la plausibilité scientifique du concept sur lequel elles reposent.
Francis Carsac était un lecteur boulimique des revues américaines spécialisées ; il trouvait certainement dansl’Astounding SF campbellien matière à réjouissance et, par comparaison, rien d’étonnant à ce qu’il ait passé sous silence la production du « Fleuve Noir Anticipation ». Et pourtant ! Pour un amateur de science-fiction doublé d’un apprenti écrivain, l’événement majeur de l’année 1951 est la création de deux collections spécialisées chez Hachette (« L’Énigme-Romans Extraordinaires », puis « Le Rayon Fantastique ») et d’une au Fleuve Noir (« Anticipation ») — cette dernière, contrairement aux séries Hachette est réservée aux auteurs français, du moins à l’origine. Le plus grand motif de satisfaction pour un amateur français s’exprimant en 1953 dans une revue américaine aurait dû être, à l’évidence, de préciser que « nous aussi » nous avions désormais des collections consacrées au genre, dont une occupée par des auteurs nationaux !
Le silence de Francis Carsac montre simplement qu’il jugeait le fait sans grande importance, et ce étant donné la qualité contestable des premiers romans de F. Richard-Bessière et Jimmy Guieu — du moins en regard des œuvres américaines contemporaines. « Anticipation » accueillera pourtant en 1952 Jean Gaston Vandel, un écrivain très progressif dans sa thématique, et, en 1954, B.R. Bruss, rarement génial mais jamais médiocre. Tandis que la collection « Visions Futures » publiera entre 1952 et 1953 une dizaine d’œuvres sans grand intérêt.
Lorsque Francis Carsac publie Ceux de Nulle part (1954) et Les Robinsons du Cosmos (1955), il n’est pas isolé. Une vingtaine d’écrivains occupent la scène à ses côtés. Trois revues spécialisées se sont créées en 1953 (Science-Fiction Magazine, Galaxie et Fiction), la « Série 2000 » des Éditions Métal démarre en 1954 et est réservée aux Français. « Cosmos » fait ses débuts en 1955 et lance Keller-Brainin la même année, puis Maurice Limat en 1956 — un auteur populaire rédigeant depuis quinze ans déjà des fascicules de science-fiction pour les Éditions Ferenczi. Le « Rayon Fantastique » accueille même un deuxième auteur français, P.A.Hourey, avec le très médiocre Vuzz publié deux mois avant Les Robinsons du Cosmos.
En 1954–1955, Francis Carsac n’est donc pas le seul écrivain français de science-fiction, mais son attitude est celle d’un franc-tireur. Il suffit de lire ou relire les œuvres que je viens de mentionner pour apprécier, par comparaison, la maîtrise littéraire, la qualité de l’imagination, en un mot le gigantesque talent de Francis Carsac. Seul peut-être Charles Henneberg (La naissance des Dieux en 1954) peut rivaliser avec lui. Ces deux années 1954–1955 sont celles de la révélation de l’écrivain Francis Carsac. La confirmation se fera attendre : Terre en Fuite ne paraîtra qu’en 1960, précédé d’une poignée de nouvelles en 58–59. Hélas, entre 1956 et 1960, c’est toute la science-fiction française qui déferle comme un raz de marée dans les revues et dans les collections spécialisées.