Trah, le maître coordinateur, se leva et me dit lentement :
« Haurk Akéran, vous avez été jugé digne d’être classé tekn. Vous allez prêter le serment. Cependant, avant que vous le fassiez, je veux une dernière fois vous avertir que votre classification ne vous donnera aucun avantage, social ou autre. Réfléchissez bien une dernière fois. La loi des tekns est plus dure, plus exigeante que celle des trills, et c’est à elle, désormais, que vous devrez obéir. Vous avez appris, dans le cours d’histoire spéciale, quels effroyables malheurs ont puni nos ancêtres pour leur usage désordonné de la science. Désormais, comme tekn, vous serez responsable vis-à-vis de l’humanité, présente et future. Êtes-vous décidé ?
— Oui, maître.
— Bien. Dites le serment.
— Par-devant la mémoire des hommes qui ne sont plus, par-devant les hommes vivants, par-devant les hommes qui ne sont pas encore nés, moi, Haurk Akéran, tekn, je jure de ne jamais révéler sans l’autorisation du conseil des Maîtres quelque découverte que je puisse faire, dans le champ scientifique qui sera le mien, ou dans tout autre champ. Je jure de ne jamais me laisser aller, par orgueil, ou par vanité, par inadvertance ou par lucre, par imprudence ou par calcul politique, à laisser connaître à qui que ce soit, qui ne soit pas un tekn, même un mot, même un nom dont le conseil des Maîtres n’ait pas approuvé la divulgation. De même, je jure de ne jamais révéler les découvertes des autres tekns, et si par malheur je trahissais mon serment, je jure d’accepter sans mot dire la juste punition de ma faute. La seule exception possible sera le cas où une révélation de ma part sauverait la vie d’un homme et, dans ce cas, je m’en remets entièrement au conseil des Maîtres de décider si j’ai bien fait. »
Et ce fut tout. Je reçus le costume gris fer des tekns, et retournai à l’université. Au bout de deux ans, je me spécialisai en astrophysique. J’ai ensuite travaillé pendant quatre ans à l’observatoire de Telenkor, dans ce que vous appelez le cirque de Platon, sur la Lune. Enfin, après avoir publié dans des revues strictement réservées aux tekns quelques articles qui furent jugés intéressants, je demandai mon transfert à l’observatoire d’astrophysique solaire, à Héroukoï, sur Mercure. La passion de la science fut déterminante dans cette demande, mais ne fut pas la seule cause, à vrai dire. Ma vie d’étudiant, puis de jeune tekn, avait été sans histoire. Comme tout tekn, je possédais un petit cosmomagnétique, capable d’un vol Terre-Lune. Ce n’était pas un privilège, mais un besoin. Je revenais donc assez souvent à Huri-Holdé. Au cours d’un de ces voyages, je fis la connaissance d’une très belle jeune fille, Althia, une trill, actrice au grand théâtre. Nous coulâmes d’abord de fort heureux jours, puis elle me préféra un autre, et je demandai, pour oublier plus vite, à partir sur Mercure.
J’ai passé deux ans de ma vie à Héroukoï. Nous possédions là une cité scientifique, au pied du mont des Ombres, sur le terminateur, par 10° de latitude nord. N’émergeaient à la surface que quatre blocs à revêtement antithermique. Deux d’entre eux se trouvaient dans la zone d’éternel crépuscule, plus ou moins près de la zone torride selon la libration ; les deux autres dans la zone d’éternelle nuit. Les substructures s’étendaient au contraire sous l’hémisphère brûlant, et, de place en place, à côté des grands miroirs captant l’énergie solaire, se dressaient les différents observatoires-robots.
Nous n’étions jamais plus de trois cents hommes et femmes, tous tekns, sur Mercure. J’y arrivai le jour de mes 25 ans. Le cosmomagnétique me déposa sur l’astroport, dans l’hémisphère obscur. J’eus à peine le temps d’entrevoir le sol âpre et gelé, miroitant sous les projecteurs, avant de descendre dans les souterrains.
Je me souviendrai toujours de ma première sortie, quelques jours plus tard. Par le sas du bloc 4, notre petit groupe gagna la surface. La nuit glaciale nous enveloppa. Dans le ciel, les étoiles brillaient, fixes, et Vénus éclatante projetait nos ombres sur le sol. Nous montâmes dans un véhicule massif, spécialement construit pour les petites planètes à faible champ gravitique. Sni, qui devait devenir mon assistant, et qui m’avait précédé de six mois à Héroukoï, conduisait.
Nous avançâmes vers le terminateur. À mesure que nous nous en approchions, les ténèbres se dissipaient lentement. Le sommet des monts des Ombres, situé un peu à l’intérieur de la zone obscure, étincelait sur le ciel noir, éclairé tangentiellement, irréellement suspendu, et buriné par les ombres bizarres qui lui avaient valu son nom. Nous passâmes près des blocs un et deux, et pénétrâmes dans l’hémisphère torride. Instantanément, l’écran de vision s’ajusta à l’éclairement aveuglant. J’entendis, tout autour de moi, des craquements dans la coque du véhicule.
« Dilatation, expliqua Sni. La coque externe, antithermique, est articulée, et joue. »
L’engin que nous montions ne nous aurait pas permis d’aller très loin dans la zone éclairée. Sans des scaphandres ou des véhicules spéciaux, qui reradiaient l’énergie reçue, il était impossible de s’aventurer à plus de 200 en longitude du terminateur. Au centre de l’hémisphère éclairé, la température dépassait 700 degrés absolus. Je n’y suis allé qu’une fois, par les souterrains, pour visiter la grande centrale d’énergie solaire, située au fond d’une vallée. Ses puissants alternateurs étaient mus par des turbines à vapeur de mercure.
Cette fois-ci, nous ne dépassâmes pas 30 de longitude. Mais, depuis, je suis souvent sorti à la surface. Le sol de Mercure est d’une aridité effrayante, entassement de blocs écaillés par les changements de températures, aux temps révolus où la planète tournait sur elle-même, ou pour tout autre cause que j’ignore. Parfois c’étaient de mornes pentes de rocs nus ; parfois d’immenses champs de cendres infiniment fines, fluides, dans lesquelles on enfonçait comme dans de l’eau. Des hommes y avaient péri, enlisés, enfouis à jamais sous une hauteur inconnue de poussière. Nul mot ne saurait rendre la désolation de ces étendues mornes, dominées par des volcans noirs, sous un ciel fou, incendié de soleil !
Dans les cités souterraines, la vie ressemblait un peu à celle de vos expéditions polaires. Nous étions assez nombreux pour que la vue de visages trop connus ne nous amène pas à nous haïr, et, au contraire, une étroite amitié nous liait tous, ou presque. Il se développait un esprit de corps, l’esprit « mercurien », qui subsistait même après le retour sur Terre, dans des « amicales d’anciens de Mercure ». Tous les Mercuriens étaient des volontaires, et rares étaient ceux qui demandaient à abréger leur séjour normal de trois ans terrestres. La majorité y revenait, un jour ou l’autre. Certains y étaient même nés, tels le vieil Horam, le seul homme qui connût vraiment toute la planète. Il parlait de ses déserts glacés ou brûlants avec passion.
Au bout d’un an de séjour, une note que j’écrivis sur les taches solaires me valut d’être nommé chef de laboratoire, et je pris Sni pour assistant. C’était un homme taciturne sans tristesse, excellent physicien quoique sans génie, mais absolument sûr. Il était mon aîné d’un an, et nous nous étions connus à l’université. J’appréciais beaucoup son sérieux et la solidité de ses raisonnements sans, éclat. Sur le moment, il me sembla que ses qualités seules le désignaient pour ce poste, mais, avec le recul du temps, je me demande maintenant si le fait qu’il était aussi le cousin d’Althia ne joua pas un rôle dans mon choix. Quoi qu’il en fût, je n’eus jamais à le regretter.
Mes recherches me retenaient dans un laboratoire très profond, sous le bloc 3, un peu à l’écart. Je travaillais sur les données solaires fournies par les sept observatoires-robots de l’hémisphère torride, avec sous mes ordres, outre Sni, cinq autres jeunes physiciens.