— Vous aimer, Pel, a son attrait propre. Je ne cherche pas au-delà.
— Mais il ne s’agit pas simplement d’être aimé de vous. Vous n’êtes pas seulement vous-même. Supposez que Gaïa y voie une perversion ?
— Si tel était le cas, je le saurais, car je suis Gaïa. Et puisque j’éprouve du plaisir avec vous, Gaïa de même. Quand nous faisons l’amour, Gaïa tout entière partage la sensation à un degré ou à un autre. Quand je vous dis que je vous aime, cela veut dire que Gaïa vous aime, même si c’est uniquement la composante que je représente qui se voit assigner le rôle immédiat… Vous m’avez l’air perplexe.
— Étant un Isolat, Joie, je ne saisis pas tout à fait.
— Vous pouvez toujours établir une analogie avec le corps d’un Isolat. Quand vous sifflez un air, tout votre corps, c’est-à-dire vous en tant qu’organisme, désire siffler un air, mais la tâche immédiate en est dévolue à vos lèvres, votre langue et vos poumons. Votre gros orteil droit n’y participe en rien.
— Il pourrait battre la mesure.
— Mais cela n’est pas nécessaire à l’action de siffloter. Taper du gros orteil ne constitue pas l’action en elle-même mais une réponse à l’action et, sans nul doute, toutes les composantes de Gaïa pourraient aussi bien réagir de telle ou telle autre infime manière à mon émotion, tout comme je réagis aux leurs.
— Je suppose qu’il est inutile d’en concevoir de la gêne.
— Absolument.
— Mais cela me procure un étrange sentiment de responsabilité. Quand j’essaie de vous rendre heureuse, j’ai l’impression de devoir essayer de rendre heureux jusqu’au plus infime organisme vivant sur Gaïa.
— Jusqu’au plus infime atome – mais c’est bien ce que vous faites. Vous contribuez à ce sentiment d’allégresse général que je vous laisse parfois brièvement partager. Je suppose que votre contribution est trop mince pour être aisément mesurable mais elle existe bel et bien, et le savoir devrait accroître votre bonheur.
— J’aimerais pouvoir être certain que Golan est suffisamment occupé par ses manœuvres dans l’hyperespace pour rester un bon bout de temps dans le poste de pilotage.
— Vous tenez à votre lune de miel, pas vrai ?
— Oui.
— Alors, prenez une feuille de papier, inscrivez dessus “ Nid d’amour pour lune de miel ”, collez-la sur la porte et s’il veut entrer, c’est son problème. »
Pelorat s’exécuta et ce fut durant les délicieuses opérations qui s’ensuivirent que le Far Star effectua son saut. Ni Pelorat ni Joie ne s’aperçurent de la manœuvre, qu’ils n’auraient de toute manière pas décelée, y eussent-ils prêté attention.
10.
Quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis que Pelorat avait fait la connaissance de Trevize et, pour la première fois de sa vie, quitté le sol de Terminus. Jusque-là, durant son plus que demi-siècle (galactique standard) d’existence, il n’avait été qu’un rampant.
Dans son esprit, il était dans l’espace de ces quelques mois devenu un vieux loup du cosmos. Depuis l’espace, il avait contemplé trois planètes : Terminus elle-même, Seychelle et Gaïa. Et sur l’écran, voici qu’il en découvrait une quatrième, bien que par l’intermédiaire d’un télescope piloté par ordinateur. Cette quatrième planète était Comporellon.
Et de nouveau, pour la quatrième fois, il se sentait vaguement déçu. Quelque part, il persistait à trouver que contempler depuis l’espace un monde habitable signifiait découvrir le contour de ses continents entourés par les mers ; ou, s’il s’agissait d’un monde désertique, le contour de ses lacs entourés par la terre. Or, ce n’était jamais le cas.
Si un monde était habitable, il possédait une atmosphère en même temps qu’une hydrosphère. Et s’il avait à la fois de l’air et de l’eau, il avait des nuages ; et s’il avait des nuages, la vue était compromise. Et donc, une fois encore, Pelorat se retrouva en train de lorgner de blancs tourbillons avec, à l’occasion, une percée de bleu pâle ou de brun rouille.
Il se demanda, maussade, si quiconque était capable d’identifier une planète à partir d’une simple diapo prise, mettons, à trois cent mille kilomètres de distance. Comment diable distinguer un tourbillon de nuages d’un autre ?
Joie considéra Pelorat non sans une certaine inquiétude. « Qu’y a-t-il, Pel ? Vous semblez malheureux.
— Je trouve que, vues de l’espace, toutes les planètes se ressemblent.
— Et après, Janov ? intervint Trevize. C’est bien pareil avec toutes les côtes de Terminus lorsqu’elles apparaissent à l’horizon, à moins que vous ne sachiez au juste ce que vous cherchez – un pic montagneux précis, ou bien, au large, un îlot à la forme caractéristique.
— Je veux bien, dit Pelorat, manifestement mécontent, mais qu’est-ce que vous cherchez, vous, dans une masse de nuages en perpétuel mouvement ? Et à supposer que vous essayiez, avant même d’avoir pu décider, vous avez toutes les chances de vous retrouver du côté obscur.
— Écoutez-moi un peu plus attentivement, Janov. Si vous suivez le contour des nuages, vous verrez qu’ils tendent à former une structure qui fait le tour de la planète, centrée autour d’un point, grossièrement situé à l’un des pôles.
— Lequel ? demanda Joie, intéressée.
— Puisque, relativement à nous, la planète tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, nous sommes, par définition, en train de contempler son pôle sud. Puisque le centre de rotation semble situé à une quinzaine de degrés du terminateur – la limite entre face éclairée et face obscure – et que l’axe de la planète est incliné de vingt et un degrés par rapport à la perpendiculaire à son plan de révolution, nous sommes soit au milieu du printemps, soit au milieu de l’été, selon que le pôle s’éloigne ou s’approche du terminateur. L’ordinateur pourrait calculer son orbite et me fournir le renseignement en un rien de temps si je le lui demandais. La capitale étant située dans l’hémisphère nord, on est donc là-bas soit au milieu de l’automne, soit en plein hiver. »
Froncement de sourcils de Pelorat : « Vous pouvez dire tout ça ? » Il fixait la couche de nuages comme si elle pouvait – ou devait – lui dire maintenant quelque chose mais bien entendu il n’en était rien.
« Pas seulement ça, répondit Trevize, mais si vous examinez les régions polaires, vous constaterez qu’il n’y a pas de déchirures dans la couche nuageuse, comme on en voit ailleurs. En vérité, il y en a bien, mais à travers les déchirures on aperçoit de la glace, ce qui donne du blanc sur blanc.
— Ah ! fit Pelorat. Je suppose qu’on peut s’y attendre aux pôles.
— Des planètes habitables, certainement. Les planètes sans vie pourraient être dépourvues d’air ou d’eau, ou présenter certains stigmates révélant que les nuages ne sont pas des nuages d’eau, ou que la glace n’est pas de la glace d’eau. Cette planète ne présentant pas de tels stigmates, nous savons donc que nous sommes en train de contempler des nuages et de la glace d’eau.
« Le point suivant que l’on peut remarquer est la taille du secteur blanc continu du côté éclairé du terminateur, et pour un œil expérimenté, celui-ci apparaît immédiatement plus étendu que la moyenne. Qui plus est, il est possible de déceler une certaine tonalité orangée, certes tout à fait discrète, à la lumière réfléchie, indiquant que le soleil de Comporellon est légèrement plus froid que celui de Terminus. Alors que Comporellon est plus proche de son soleil que Terminus ne l’est du sien, elle ne l’est toutefois pas assez pour compenser la température plus faible de son étoile. Par conséquent, pour un monde habité, il s’agit d’un monde froid.