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— Je ne désire que vous, Joie.

— C’est parce que vous n’y connaissez rien. Vous apprendrez. »

Durant cet échange, Trevize s’était concentré sur son écran, son visage affichant un air d’indulgence forcé. La couverture nuageuse s’était rapprochée et, durant quelques instants, ce ne fut que brume grise.

« Vision en micro-ondes », pensa-t-il et l’ordinateur bascula aussitôt sur la détection des échos radar. Les nuages disparurent et la surface de Comporellon apparut en fausses couleurs, les limites entre secteurs de constitution différente légèrement ondoyantes et floues.

« Est-ce ainsi qu’on va tout voir désormais ? » demanda Joie, non sans étonnement.

« Uniquement jusqu’à ce qu’on soit passé sous les nuages. On retrouvera alors la lumière du jour. » Comme il parlait, le soleil et la visibilité normale revinrent effectivement.

« Je vois », dit Joie. Puis se tournant vers Trevize : « Mais ce que je ne vois pas, c’est en quoi ce fonctionnaire au poste d’entrée avait à se préoccuper de savoir si Pel trompait ou non son épouse ?

— Si ce gaillard, Kendray, vous avait retenue, la nouvelle, lui ai-je dit, risquait de parvenir à Terminus et, par conséquent, à la femme de Pelorat. Ce dernier aurait alors des ennuis. Je n’ai pas spécifié le genre d’ennuis qu’il aurait, mais j’ai fait comme s’ils risquaient d’être sérieux… Il existe une espèce de franc-maçonnerie entre mâles » Trevize souriait à présent « et un mâle ne trahira jamais un de ses compagnons. Il aurait même tendance à l’aider, s’il le faut. Le raisonnement, je présume, est que ça pourrait être à charge de revanche. Je suppose », ajouta-t-il, devenant un rien plus grave, « qu’il existe une franc-maçonnerie similaire entre femmes mais n’en étant pas moi-même une, je n’ai jamais eu l’occasion de l’observer de près. »

Le visage de Joie ressemblait à un joli nuage d’orage. « Est-ce une plaisanterie ?

— Non, je suis sérieux, dit Trevize. Je ne dis pas que ce Kendray nous a laissés passer uniquement pour éviter à Janov l’ire de son épouse. La franc-maçonnerie masculine peut n’avoir qu’ajouté l’ultime impulsion à mes autres arguments.

— Mais c’est horrible. Ce sont ces règles qui maintiennent la cohésion sociale. Est-ce une affaire si légère que de les négliger pour des raisons triviales ?

— Eh bien, dit Trevize, aussitôt sur la défensive, certaines de ces règles sont elles-mêmes triviales. Peu de planètes sont pointilleuses sur l’utilisation de leur espace pour entrer ou sortir en temps de paix et de prospérité commerciale, comme c’est le cas de nos jours, grâce à la Fondation. Comporellon, pour quelque raison, fait exception – sans doute pour quelque obscure raison de politique intérieure. Pourquoi devrions-nous en pâtir ?

— Vous répondez à côté. Si nous n’obéissons qu’aux règles qui sont justes et raisonnables, alors aucune règle ne tient debout car il y aura toujours quelqu’un pour en trouver une injuste et déraisonnable. Et si nous désirons pousser notre avantage individuel, tel que nous l’envisageons, eh bien, nous trouverons toujours une bonne raison de croire que telle ou telle règle qui nous entrave est injuste et déraisonnable. Ce qui commence alors comme une manœuvre astucieuse s’achève dans l’anarchie et le désastre, même pour le petit malin astucieux puisque lui non plus ne survivra pas à l’effondrement de la société.

— Les sociétés ne s’effondrent pas aussi aisément, remarqua Trevize. Vous parlez par la bouche de Gaïa et Gaïa ne peut certainement pas comprendre l’association d’individus libres. Des règles, établies avec raison et justice, peuvent sans peine survivre à leur utilité immédiate au gré des changements de circonstances et demeurer néanmoins en vigueur par la force de l’inertie. Il n’est alors pas seulement juste, mais utile, de les enfreindre, ne fût-ce que pour dénoncer le fait qu’elles sont devenues inutiles – voire même nuisibles.

— Dans ce cas, n’importe quel voleur, n’importe quel assassin peut prétendre servir l’humanité.

— Vous allez aux extrêmes. Dans le super-organisme de Gaïa, il existe un consensus automatique autour des règles de la société et il ne viendrait à l’idée de personne de les enfreindre. On pourrait aussi bien dire que Gaïa végète et se fossilise. Je reconnais qu’il existe un ferment de désordre dans l’association libre mais la capacité d’induire la nouveauté et le changement est à ce prix. Tout compte fait, c’est un prix raisonnable. »

La voix de Joie s’éleva d’un ton : « Vous avez tout à fait tort de croire que Gaïa végète et se fossilise. Nos actes, nos usages, nos vues sont soumis à un auto-examen constant. Ils ne se maintiennent pas par la force de l’inertie, hors du contrôle de la raison. Gaïa apprend par l’expérience et la pensée ; et par conséquent, change lorsque c’est nécessaire.

— Même si ce que vous dites est vrai, l’auto-examen et l’apprentissage doivent être lents, parce qu’il n’existe rien d’autre sur Gaïa que Gaïa. Ici, en règne de liberté, même quand le consensus est quasi général, il peut toujours y avoir quelques individus pour n’être pas d’accord et dans certains cas, ce sont ceux-là qui auront raison ; et s’ils sont assez habiles, assez enthousiastes, si leur raison est assez valable, ce sont eux qui gagneront en fin de compte et deviendront les héros des époques futures – comme Hari Seldon, qui inventa la psychohistoire, ancra ses idées personnelles à rencontre de l’Empire Galactique tout entier et finit par gagner.

— Il n’a gagné que jusqu’à présent, Trevize. Le second Empire qu’il avait prévu ne se réalisera pas. Ce sera Galaxia qui verra le jour à sa place.

— Croyez-vous ? dit Trevize, résolu.

— Telle a été votre décision et vous pouvez me soutenir autant que vous voulez les Isolats et leur liberté à être stupides et criminels, il y a quand même quelque chose dans les recoins secrets de votre esprit qui vous a forcé à être d’accord avec moi/Gaïa quand vous avez fait votre choix.

— Ce qui est présent dans les recoins secrets de mon esprit, dit Trevize, encore plus résolu, c’est bien ce que je recherche… Tenez, pour commencer », ajouta-t-il en désignant l’écran sur lequel une vaste cité s’étendait jusqu’à l’horizon, un regroupement de structures basses ponctuées de rares édifices plus élevés, et entouré de champs qui apparaissaient en brun sous une mince couche de givre.

Pelorat hocha la tête. « Pas de veine. Je comptais observer notre approche mais je me suis laissé prendre par votre discussion.

— Ce n’est pas grave, Janov. Vous pourrez toujours observer le spectacle à notre départ. Je vous promets de garder bouche close, si toutefois vous pouvez persuader Joie de fermer la sienne. »

Et le Far Star descendit, guidé par un faisceau de micro-ondes pour atterrir au spatioport.

14.

Kendray avait l’air grave lorsqu’il regagna la station d’entrée et regarda passer le Far Star. Et il était toujours manifestement déprimé à l’issue de son service.

Il s’asseyait pour prendre l’ultime repas de sa journée lorsqu’un de ses compagnons, un grand échalas aux yeux largement écartés, cheveux blond filasse, sourcils si pâles qu’ils semblaient absents, vint s’installer à côté de lui.

« Qu’est-ce qui cloche, Ken ? » demanda l’autre.

Kendray fit la moue. « C’est un vaisseau gravitique qui vient de passer, Gatis.

— Celui d’allure bizarre avec une radioactivité nulle ?