Si tel était le cas, toutefois, Comporellon se trouvait alors à l’opposé même de la décadence car la maigre palette de couleurs qu’avait déjà remarquée Pelorat à l’astroport avait ici fini de se délaver.
Les murs étaient dans des tonalités de gris, les plafonds blancs, les vêtements de la population noir, gris et blanc. A l’occasion, on apercevait un costume noir uni ; encore plus rarement, gris uni ; jamais de costume tout blanc, à ce que put voir Trevize. Les motifs, en revanche, étaient toujours différents, comme si les gens, privés de couleur, parvenaient néanmoins, de manière irrépressible, à trouver le moyen d’affirmer leur individualité.
Les visages tendaient à être dénués d’expression ou, à tout le moins, sinistres. Les femmes portaient les cheveux courts ; les hommes les avaient plus longs mais ramenés en arrière pour former une petite queue. Les gens qui se croisaient ne se regardaient pas. Chacun semblait respirer la préoccupation, comme si tout le monde avait une affaire bien précise en tête et pas de place pour autre chose. Hommes et femmes étaient vêtus de même, avec seules la longueur des cheveux et la légère proéminence d’un sein ou la largeur d’une hanche pour marquer la différence entre les sexes.
On les guida tous trois vers un ascenseur qui descendit de cinq niveaux. Là, ils émergèrent pour être conduits devant une porte sur laquelle était inscrit en petites lettres discrètes, blanc sur gris : « Mitza Lizalor, MinTrans. »
Le Comporellien de tête effleura l’inscription qui, après quelques instants, s’illumina en réponse. La porte s’ouvrit et ils entrèrent.
C’était une pièce spacieuse, plutôt vide, la nudité de son contenu servant peut-être à souligner une espèce de gâchis d’espace manifeste destiné à souligner le pouvoir de son occupant.
Deux gardes se tenaient contre le mur opposé, le visage inexpressif et l’œil fixé sans faillir sur les nouveaux arrivants. Un vaste bureau occupait le centre de la pièce, peut-être légèrement décalé en arrière. Derrière, se tenait celle qui était sans doute Mitza Lizalor, corps imposant, visage lisse, yeux noirs. Deux mains vigoureuses et énergiques, avec de longs doigts aux bouts carrés, étaient posées sur le bureau.
La MinTrans (ministre des Transports, supposa Trevize) avait une veste dont les larges revers d’un blanc éblouissant contrastaient avec le gris sombre du reste de sa mise. La double barre blanche s’étendait en diagonale sous les revers, pour venir se croiser au centre de la poitrine. Trevize remarqua que même si le vêtement était coupé de manière à effacer la proéminence des seins de la femme, le X immaculé attirait au contraire l’attention sur eux.
Le ministre était sans aucun doute une femme. Même si l’on ignorait ses seins, ses cheveux courts le montraient et, bien qu’elle ne portât pas de maquillage, ses traits également.
Sa voix aussi était indiscutablement féminine, un contralto profond.
« Bonjour, leur dit-elle. Ce n’est pas souvent que j’ai l’honneur d’une visite d’hommes de Terminus – ainsi que d’une femme non signalée. » Son regard passa de l’un à l’autre avant de s’arrêter sur Trevize qui se tenait très raide, le sourcil froncé. « Et dont l’un est en outre membre du Conseil.
— Conseiller de la Fondation », rectifia Trevize en essayant de faire retentir sa voix. « Conseiller Golan Trevize, en mission pour la Fondation.
— En mission ? » Haussement de sourcils du ministre.
« En mission, répéta Trevize. Pourquoi, dans ce cas, sommes-nous traités comme des félons ? Pourquoi nous avoir fait interpeller par des gardes armés et conduire ici comme des prisonniers ? Le Conseil de la Fondation, j’espère que vous le comprenez, ne sera pas ravi de l’apprendre.
— Quoi qu’il en soit », dit Joie dont la voix semblait un rien perçante, comparée à celle de l’autre femme, plus âgée, « va-t-on rester debout comme ça indéfiniment ? »
Madame le ministre considéra longuement Joie d’un regard froid puis leva un bras et dit : « Trois chaises ! Sur-le-champ ! »
Une porte s’ouvrit et trois hommes, vêtus de sombre à la mode comporellienne, entrèrent au petit trot en portant trois chaises. Trevize et ses deux compagnons s’assirent.
« Là, dit le ministre, avec un sourire hivernal, est-on à l’aise, à présent ? »
Trevize trouva que non. Les chaises étaient dépourvues de coussin, froides au contact, avec l’assise et le dossier droits, ne faisant aucun compromis avec la forme du corps. « Pourquoi sommes-nous ici ? » demanda-t-il.
Le ministre consulta des papiers épars sur le bureau. « Je m’en vais vous l’expliquer aussitôt que je serai sûre de deux faits. Votre vaisseau est le Far Star, parti de Terminus. Est-ce correct, conseiller ?
— Oui. »
Le ministre leva la tête. « J’ai fait usage de votre titre, conseiller. Voudriez-vous, par courtoisie, faire usage du mien ?
— Madame le ministre sera-t-il suffisant ? Ou avez-vous un titre honorifique ?
— Pas de titre honorifique, monsieur, et vous n’avez pas besoin de vous répéter. “ Ministre ” est suffisant ou “ madame ”, si la répétition vous lasse.
— En ce cas, ma réponse à votre question est : oui, ministre.
— Le commandant du vaisseau est Golan Trevize, citoyen de la Fondation et membre du Conseil de Terminus – nouvellement promu, de fait. Et vous êtes Trevize. Suis-je dans le vrai en tout ceci, conseiller ?
— Vous l’êtes, ministre. Et puisque je suis citoyen de la Fondation…
— Je n’ai pas encore terminé, conseiller. D’ici là, épargnez-moi vos objections. Vous accompagnant, il y a Janov Pelorat, érudit, historien et citoyen de la Fondation. Et c’est bien vous, n’est-ce pas, docteur Pelorat ? »
Pelorat ne put réprimer un léger sursaut lorsque la fonctionnaire tourna vers lui son regard aigu. « Oui, effectivement, ma chère… » Il s’interrompit et reprit : « Oui, effectivement, ministre. »
Le ministre croisa les doigts, raide : « Je ne vois nulle part mention d’une femme dans le rapport qui m’a été transmis. Cette femme fait-elle partie de l’équipage de ce vaisseau ?
— Elle en fait partie, ministre, répondit Trevize.
— Alors, je m’adresse directement à elle. Votre nom ?
— On m’appelle Joie », dit celle-ci, assise bien droite et s’exprimant avec calme et clarté, « bien que mon nom tout entier soit plus long, madame. Souhaitez-vous l’entendre en entier ?
— Je me contenterai de Joie pour l’instant. Êtes-vous citoyenne de la Fondation, Joie ?
— Non, madame.
— De quel monde êtes-vous citoyenne, Joie ?
— Je n’ai aucun document attestant ma citoyenneté sur aucun monde, madame.
— Aucun papier, Joie ? » Elle fit une petite marque sur le dossier ouvert devant elle. « Le fait est noté. Que faites-vous à bord de ce vaisseau ?
— Je suis passagère, madame.
— Le conseiller Trevize ou le docteur Pelorat ont-ils demandé à voir vos papiers avant votre embarquement, Joie ?
— Non, madame.
— Les avez-vous informés que vous étiez dépourvue de papiers, Joie ?
— Non, madame.
— Quelle est votre fonction à bord de ce vaisseau, Joie ? Votre nom traduirait-il votre fonction ?
— Je suis passagère, répondit fièrement Joie, et n’ai pas d’autre fonction. »
Trevize intervint : « Pourquoi harceler ainsi cette femme, ministre ? Quelle loi a-t-elle enfreinte ? »
Les yeux du ministre Lizalor passèrent de Joie à Trevize. « Vous êtes d’un autre monde, conseiller, et ne connaissez pas nos lois. Malgré tout, vous y êtes soumis dès lors que vous choisissez de visiter notre planète. Vous n’apportez pas vos lois avec vous ; c’est une règle générale dans la Galaxie, crois-je savoir.