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— Allègrement, c’est peut-être beaucoup dire, mais c’est à cela que ça reviendrait au bout du compte. »

Trevize hocha la tête. « Si quoi que ce soit devait me convaincre que Gaïa est une horreur et doit absolument mourir, ce pourrait bien être la déclaration que vous venez de faire. » Puis il ajouta, reportant son regard sur les Gaïens qui les observaient (et sans doute les écoutaient) avec patience : « Pourquoi sont-ils donc éparpillés ainsi ? Et pourquoi en faut-il autant ? Si l’un d’eux observe cet événement et le stocke dans sa mémoire, ne sera-t-il pas disponible pour tout le reste de la planète ? Ne peut-il pas être mémorisé dans un million d’endroits différents si vous le désirez ?

— Ils observent tout ceci, expliqua Joie, chacun sous un angle différent, et chacun d’eux l’emmagasine dans un cerveau légèrement différent. Lorsque toutes les observations seront étudiées, on pourra constater que ce qui est en train de se dérouler sera bien mieux compris à partir de toutes les observations prises ensemble plutôt qu’avec l’une d’entre elles prise individuellement.

— En d’autres termes, le tout est plus grand que la somme de ses parties.

— Tout juste. Vous avez saisi la justification fondamentale de l’existence de Gaïa. Vous, en tant qu’être humain individuel, êtes composé de peut-être cinquante trillions de cellules mais vous, en tant qu’individu multicellulaire, êtes bien plus important que ces cinquante trillions de cellules vues comme la somme de leur importance individuelle. Sans doute serez-vous d’accord.

— Oui, dit Trevize, évidemment. »

Il pénétra dans le vaisseau et se tourna brièvement pour jeter un dernier regard sur Gaïa. La brève ondée avait procuré une nouvelle fraîcheur à l’atmosphère. Il vit un monde vert, luxuriant, tranquille, paisible ; un jardin de sérénité installé dans les tourments d’une Galaxie lasse.

… Et Trevize espéra sincèrement ne jamais le revoir.

6.

Lorsque le sas se fut refermé derrière eux, Trevize eut l’impression d’avoir écarté non pas exactement un cauchemar mais une chose si sérieusement anormale qu’elle l’avait empêché de respirer librement.

Il avait parfaitement conscience que cet élément d’anormalité était encore avec lui en la personne de Joie. Lorsqu’elle était là, Gaïa aussi – et pourtant, il était également persuadé que sa présence était essentielle. C’était le coup de la boîte noire qui marchait de nouveau, et franchement, il espérait bien ne jamais se mettre à trop croire à cette histoire de boîte noire.

Il considéra l’astronef et le trouva superbe. Il n’était à lui que depuis que le Maire Harlan Branno de la Fondation l’avait de force fourré dedans pour l’expédier dans les étoiles – paratonnerre vivant destiné à attirer les foudres de ceux qu’elle considérait comme des ennemis de la Fondation. Cette tâche avait été remplie mais il avait gardé le vaisseau et n’avait aucune intention de le restituer.

Il ne le possédait que depuis quelques mois mais il s’y sentait chez lui et n’avait plus que le vague souvenir d’avoir été naguère chez lui sur Terminus.

Terminus ! Le noyau excentré de la Fondation, destiné, selon le Plan Seldon, à former un second Empire, plus vaste, au cours des cinq prochains siècles, sauf que lui, Trevize, l’avait désormais fait dérailler. Par sa décision personnelle, il réduisait à néant la Fondation et rendait possible à la place une nouvelle forme de société, un nouveau modèle de vie, une révolution terrifiante, plus vaste que tout ce qui s’était produit depuis le développement de la vie multicellulaire.

Et à présent il était lancé dans un voyage destiné à lui prouver (ou non) le bien-fondé de cette décision.

Il se trouva perdu dans ses pensées, immobile, si bien qu’il dut se secouer, irrité après lui. Il se hâta vers le poste de pilotage où il retrouva son ordinateur.

Il brillait ; tout brillait. On avait fait un nettoyage méticuleux. Les contacts qu’il ferma, presque au hasard, fonctionnaient à la perfection et, lui parut-il indéniablement, avec une facilité plus grande encore qu’auparavant. Le système de ventilation était tellement silencieux qu’il dut plaquer la main sur les bouches d’aération pour s’assurer du courant d’air.

Le cercle de lumière sur l’ordinateur scintillait, encourageant. Trevize l’effleura et la lumière s’étendit pour recouvrir la tablette sur laquelle apparurent les contours d’une main droite et d’une main gauche. Il prit une profonde inspiration et s’aperçut qu’il était resté quelques instants le souffle coupé. Les Gaïens ignoraient tout de la technologie de la Fondation et ils auraient tout aussi bien pu endommager l’ordinateur sans aucune intention malveillante. Jusqu’à présent, tel n’avait pas été le cas – les empreintes de mains étaient toujours là.

Le test crucial restait toutefois d’y plaquer l’une de ses mains et, durant un instant, il hésita. Il allait savoir, presque immédiatement, si quelque chose clochait – mais si tel était le cas, que pourrait-il y faire ? Pour d’éventuelles réparations, il lui faudrait retourner à Terminus et s’il le faisait, il était bien certain que le Maire Branno ne le laisserait plus repartir. Et s’il ne s’y rendait pas…

Il sentait battre son cœur ; il était à l’évidence inutile de prolonger délibérément le suspense.

Il lança les mains devant lui, droite, gauche, et les plaça sur les contours de la tablette. Aussitôt, il eut l’illusion qu’une autre paire de mains avait agrippé les siennes. Ses perceptions s’étendirent et il devint capable de voir Gaïa dans toutes les directions humide et verte, les Gaïens toujours en train d’observer. Lorsqu’il voulut regarder vers le haut, ce fut pour apercevoir un ciel généralement nuageux. A nouveau, à sa volonté, les nuages s’évanouirent pour lui révéler le ciel d’un bleu immaculé où filtrait l’orbe du soleil de Gaïa.

Encore une fois, il exerça sa volonté, le bleu s’ouvrit et il aperçut les étoiles.

Il les effaça, désira voir et vit la Galaxie, tel un volant en raccourci. Il mit l’image à l’épreuve, ajusta son orientation, altérant la progression apparente du temps, la faisant tourner dans un sens puis dans l’autre. Il localisa le soleil de Seychelle, l’étoile importante la plus proche de Gaïa ; puis le soleil de Terminus ; puis celui de Trantor ; l’un après l’autre. Il voyagea d’étoile en étoile sur la carte galactique qui résidait dans les entrailles de l’ordinateur.

Puis il retira ses mains et laissa le monde du réel l’entourer de nouveau – pour se rendre compte qu’il était resté debout tout ce temps, à moitié penché au-dessus de l’ordinateur pour assurer le contact par les paumes. Il se sentait raide et dut s’étirer les muscles du dos avant de s’asseoir.

Il contempla l’ordinateur avec un chaleureux soulagement. Il avait parfaitement fonctionné. Il avait même eu, si c’était possible, plus de répondant, et Trevize avait perçu en lui ce qu’il ne pouvait décrire que comme de l’amour. Après tout, pendant qu’il tenait les mains de l’appareil (il se refusa résolument à les voir comme des mains de femme), ils étaient partie intégrante l’un de l’autre, et sa volonté dirigeait, contrôlait, vivait, s’intégrait dans un moi plus grand. Lui et la machine devaient éprouver, à un moindre degré (pensée soudaine, dérangeante), ce qu’éprouvait Gaïa à bien plus vaste échelle.

Il secoua la tête. Non ! Dans le cas de l’ordinateur et de lui, c’était lui – Trevize – qui détenait la maîtrise absolue. L’ordinateur était un objet de totale soumission.

Il se leva pour gagner la cambuse exiguë et le coin repas. Il y avait toutes sortes de vivres en abondance, avec le système de réfrigération et de cuisson faciles adéquats. Il avait déjà remarqué que dans sa cabine les vidéo-livres étaient parfaitement classés et il avait la certitude raisonnable – non, totale – que la bibliothèque personnelle de Pelorat était tout aussi bien rangée. Dans le cas contraire, il aurait déjà entendu de ses nouvelles.