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Elle se sentit soudain envahie par la terreur — et par une autre émotion totalement inattendue : une terrible sensation d’isolement.

— Non ! Je vais le rater ! Tire-lui dessus, Roland !

Elle s’escrima sur le revolver, cherchant à l’extirper de son étui pour le donner au Pistolero.

— Je ne peux pas ! cria celui-ci. Je n’ai pas un bon angle de tir ! C’est toi qui dois le faire, Susannah ! C’est ta véritable épreuve, et tu as intérêt à la réussir !

— Roland…

— Il veut briser l’arbre pour faire tomber sa cime ! Tu ne le vois donc pas ?

Elle regarda le revolver qu’elle tenait dans sa main. Regarda à l’autre bout de la clairière, où la gigantesque silhouette de l’ours était occultée par un nuage de poussière et d’aiguilles vertes. Regarda Eddie, qui oscillait comme un métronome. Eddie était sans doute armé du second revolver, mais il ne pouvait pas s’en servir sans courir le risque de tomber de sa branche tel un fruit trop mûr. Et il risquait de se tromper de cible.

Elle leva son arme. Son estomac était noué par l’angoisse.

— Tiens-moi bien, Roland, dit-elle. Sinon…

— Ne t’inquiète pas !

Elle tira à deux reprises, deux coups de feu rapprochés comme le lui avait appris Roland. Aussi sèches que deux coups de fouet, les détonations étouffèrent le vacarme produit par l’ours. Elle vit les deux balles se loger dans sa fesse gauche, séparées par moins de cinq centimètres.

Le monstre poussa un cri de surprise, de douleur et de protestation. Une de ses énormes pattes antérieures émergea de l’épais feuillage pour se poser sur ses blessures. Elle dégouttait de sang lorsqu’elle remonta avant de disparaître. Susannah imagina l’ours en train d’examiner sa patte ensanglantée. Puis on entendit une série de froissements et de craquements, et l’ours se retourna tout en se mettant à quatre pattes afin de courir plus vite. Elle vit son visage pour la première fois et son cœur cessa de battre. Son museau était souillé d’écume ; ses grands yeux luisaient comme des lampes. Sa tête velue se tourna vers la gauche… puis vers la droite… et ses yeux se posèrent sur Roland, qui se tenait debout, les jambes écartées, tenant Susannah en équilibre sur ses épaules.

L’ours poussa un cri assourdissant et chargea.

7

Récite ta leçon, Susannah Dean, et sois sincère.

L’ours fonçait sur eux de sa démarche dandinante ; on aurait dit un tracteur d’usine emballé sur lequel on aurait jeté un énorme tapis mangé aux mites.

Ça ressemble à un chapeau ! Un chapeau en acier !

Elle vit ce dont parlait Roland… mais ça ne ressemblait pas à un chapeau à ses yeux. Ça ressemblait à une antenne radar — une version miniature des antennes qu’elle avait vues aux actualités dans un reportage sur le dispositif de défense censé protéger les États-Unis d’une attaque russe. Cette cible était plus grosse que les cailloux qu’elle avait pulvérisés un peu plus tôt, mais elle était aussi plus éloignée. Elle était parcourue de trompeuses taches d’ombre et de soleil.

Je ne vise pas avec ma main ; celle qui vise avec sa main a oublié le visage de son père.

Je n’y arriverai pas !

Je ne tire pas avec ma main ; celle qui tire avec sa main a oublié le visage de son père.

Je vais le rater ! Je le sais !

Je ne tue pas avec mon arme ; celle qui tue avec son arme a oublié le visage de son père.

— Descends-le ! rugit Roland. Descends-le, Susannah !

Avant même d’appuyer sur la détente, elle vit la balle atteindre sa cible, propulsée par le farouche désir qu’elle avait de tirer au but, ni plus ni moins. Toute peur la déserta. Son esprit n’était plus habité que par une profonde froideur et elle eut le temps de penser : C’est ça qu’il ressent. Mon Dieu — comment peut-il le supporter ?

— Je tue avec mon cœur, fils de pute, dit-elle, et le revolver du Pistolero rugit dans sa main.

8

L’objet argenté reposait sur une tige d’acier plantée dans le crâne de l’ours. La balle tirée par Susannah l’atteignit en plein centre et l’antenne radar explosa en une centaine de fragments étincelants. La tige fut aussitôt parcourue par une toile d’éclairs bleus qui recouvrirent l’espace d’un instant la totalité de la tête de l’ours.

Il se dressa sur ses pattes postérieures en poussant un hurlement de supplicié, boxant le vide de ses pattes antérieures. Puis il tourna maladroitement sur lui-même et agita les bras, comme pris d’une soudaine envie de s’envoler. Il essaya de pousser un nouveau rugissement, mais le son qui s’échappa de sa gueule ressemblait davantage au beuglement brouillé d’une sirène d’alerte.

— Très bien, dit Roland d’une voix épuisée. Tu as bien visé et bien tiré.

— Dois-je encore tirer ? demanda Susannah, hésitante.

L’ours continuait à décrire des cercles de sa démarche pataude, mais son corps penchait de plus en plus en avant et sur le côté. Il heurta un petit arbre, rebondit, manqua tomber à la renverse, et se remit à tourner en rond.

— C’est inutile, dit Roland.

Elle sentit ses mains l’agripper par la taille et la soulever. L’instant d’après, elle était assise par terre, les cuisses croisées. Eddie descendait lentement de son perchoir, mais elle ne le voyait pas. Elle n’arrivait pas à arracher son regard de l’ours.

Elle avait vu les baleines de l’Aquarium de Mystic, dans le Connecticut, et estimait qu’elles étaient plus grandes — sans doute beaucoup plus grandes — que ce monstre, mais celui-ci était certainement le plus grand animal terrestre qu’elle ait jamais vu. Et, de toute évidence, il était mourant. Ses rugissements s’étaient transformés en gargouillis liquides et il paraissait aveugle en dépit de ses yeux grands ouverts. Il errait sans but autour du campement, renversant un râtelier de peaux en train de sécher, démolissant le petit abri qu’elle partageait avec Eddie, rebondissant contre les arbres. Elle aperçut la tige plantée dans son crâne. Des volutes de fumée en montaient, comme si la balle avait mis le feu à son cerveau.

Eddie arriva sur la branche la plus basse de l’arbre qui lui avait sauvé la vie et l’enfourcha en tremblant.

— Sainte Marie, mère de Dieu, dit-il. Je l’ai sous les yeux et je n’arrive toujours pas à croi…

L’ours se tourna vivement vers lui. Eddie descendit d’un bond et fila rejoindre Susannah et Roland. L’ours ne remarqua rien ; adoptant une démarche de poivrot, il se dirigea vers le sapin où s’était réfugié Eddie, essaya de le saisir, échoua et tomba à genoux. On entendait d’autres bruits provenant de son corps, des bruits qui évoquaient aux oreilles d’Eddie un moteur de camion ayant claqué son arbre de transmission.

Un spasme agita le monstre et il rejeta la tête en arrière. Ses griffes s’élevèrent vers son visage et le lacérèrent. Du sang grouillant de vers en jaillit, aspergeant le sol. Puis il s’effondra, faisant trembler la terre sous sa masse, et se figea. Après plusieurs siècles d’une étrange existence, l’ours que le Vieux Peuple avait baptisé Mir — le monde en dessous du monde — était mort.

9

Eddie souleva Susannah, noua ses mains poisseuses au creux de ses reins, et l’embrassa goulûment. Il sentait la sueur et la résine. Elle lui caressa les joues, lui caressa le cou ; elle passa les mains dans ses cheveux ruisselants. Elle avait une envie irrésistible de le toucher partout jusqu’à ce qu’elle soit absolument sûre de sa réalité.