— Il faut établir notre camp ailleurs, dit-il. Cette terre est souillée. L’autre clairière, celle où nous allons tirer, sera…
Il fit deux pas, tremblant de tous ses membres, puis s’effondra à genoux, les mains pressées sur les tempes.
Eddie et Susannah échangèrent un regard terrifié, puis Eddie bondit vers Roland.
— Qu’y a-t-il ? Roland, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Il y avait un garçon, dit le Pistolero dans un murmure distrait. (Puis, sans reprendre son souffle :) Il n’y avait pas de garçon.
— Roland ? dit Susannah. (Elle arriva près de lui, lui passa un bras autour des épaules, sentit les tremblements qui agitaient son corps.) Qu’y a-t-il, Roland ?
— Le garçon, dit Roland en la regardant de ses yeux vitreux. C’est le garçon. Toujours le garçon.
— Quel garçon ? cria Eddie, paniqué. Quel garçon ?
— Allez-vous-en, dit Roland, il existe d’autres mondes que ceux-ci.
Et il s’évanouit.
Cette nuit-là, ils étaient tous les trois assis autour du feu de joie confectionné par Susannah et par Eddie dans la clairière que ce dernier appelait « le stand de tir ». Le lieu aurait été mal choisi pour camper en plein hiver, exposé comme il l’était aux intempéries, mais il convenait parfaitement en cette saison. Selon les estimations d’Eddie, c’était la fin de l’été dans le monde de Roland.
La voûte noire du ciel se déployait au-dessus de leurs têtes, constellée par de véritables galaxies. Au sud, par-delà le fleuve de ténèbres que formait la vallée, Eddie apercevait la Vieille Mère en train de monter au-dessus de l’horizon invisible. Il jeta un coup d’œil à Roland, qui était emmitouflé dans trois épaisseurs de fourrure en dépit de la chaleur que dispensait le feu. Une assiette encore pleine était posée près de lui et il tenait un os dans ses mains. Eddie leva de nouveau les yeux vers le ciel et repensa à une histoire que le Pistolero leur avait racontée durant le long voyage qui les avait conduits de la plage aux collines, puis des collines à la forêt profonde où ils avaient trouvé un refuge provisoire.
Avant le commencement des temps, disait Roland, le Vieil Astre et la Vieille Mère étaient de jeunes mariés unis par un amour passionné. Puis, un jour, ils avaient eu une violente querelle. La Vieille Mère (qui, en ces temps anciens, n’était connue que par son véritable nom, à savoir Lydia) avait surpris le Vieil Astre (de son vrai nom Apon) en compagnie d’une superbe jeune femme nommée Cassiopée. Ils avaient eu une véritable scène de ménage, ces deux-là : crêpage de chignon, coups de griffes et lancer d’assiettes. Un débris d’assiette était devenu la Terre ; un autre, plus petit, la Lune ; une braise provenant de leur poêle était devenue le Soleil. Finalement, les dieux étaient intervenus afin qu’Apon et Lydia, tout à leur colère, ne détruisent pas l’univers avant même qu’il ne soit ébauché. Cassiopée, la beauté aguicheuse responsable de la querelle (« Ouais, c’est ça… c’est toujours la faute de la femme », avait dit Susannah à ce moment-là), avait été bannie pour l’éternité sur un fauteuil à bascule fait d’étoiles. Mais cela n’avait pas résolu le problème pour autant. Lydia était disposée à recoller les morceaux, mais Apon était trop orgueilleux pour l’accepter (« Ouais, c’est toujours la faute de l’homme », avait grommelé Eddie à ce moment-là). Ils s’étaient donc séparés et ils se contemplaient désormais de part et d’autre des débris stellaires de leur divorce, partagés entre la haine et le remords. Apon et Lydia ont disparu depuis trois milliards d’années, leur dit le Pistolero ; ils sont devenus la Vieille Mère et le Vieil Astre, le nord et le sud, le chacun désirant sa chacune, trop fiers tous les deux pour quémander une réconciliation à l’autre… et Cassiopée est assise dans son fauteuil à bascule et les regarde en riant.
Eddie sursauta lorsqu’une main se posa doucement sur son bras. C’était celle de Susannah.
— Allez, dit-elle. Il faut qu’on le fasse parler.
Eddie la porta jusqu’au feu de camp et la posa doucement à droite de Roland. Il s’assit à sa gauche. Roland regarda Susannah, puis Eddie.
— Comme vous me serrez de près, remarqua-t-il. Comme des amants… ou des geôliers.
— Il est temps que tu te confies à nous. (La voix de Susannah était claire et mélodieuse.) Si nous sommes tes compagnons, Roland — et nous sommes apparemment tes compagnons, que ça nous plaise ou non —, il est temps que tu commences à nous traiter comme tels. Dis-nous ce qui ne va pas…
— … et ce que nous pouvons faire pour t’aider, acheva Eddie.
Roland eut un profond soupir.
— Je ne sais pas par où commencer, dit-il. Ça fait si longtemps que je n’ai pas eu de compagnon… ni d’histoire à raconter.
— Commence par l’ours, dit Eddie.
Susannah se pencha en avant pour toucher la mâchoire que Roland tenait dans ses mains. Cet os la terrifiait, mais elle le toucha quand même.
— Et finis avec ça.
— Oui. (Roland leva l’os devant ses yeux et le regarda un long moment avant de le reposer sur ses cuisses.) Il faudra bien parler de ça, n’est-ce pas ? Cet os est au centre de tout.
Mais ce fut d’abord le tour de l’ours.
— Voici l’histoire que l’on m’a racontée lorsque j’étais un enfant, dit Roland. Lorsque tout était neuf, les Grands Anciens — ce n’étaient pas des dieux, mais des gens dont le savoir était quasi divin — créèrent douze Gardiens pour surveiller les douze portails qui permettent d’entrer et de sortir du monde. Certains m’ont dit que ces portails étaient des phénomènes naturels, comme les constellations que nous voyons dans le ciel ou comme la crevasse sans fond que nous appelions le Tombeau du Dragon à cause des grands jets de vapeur qui s’en échappaient tous les trente ou quarante jours. Mais d’autres — parmi eux se trouvait le maître queux du château de mon père, un dénommé Hax — prétendaient qu’ils n’avaient rien de naturel, qu’ils avaient été créés par les Grands Anciens eux-mêmes, avant que l’orgueil ne les étrangle comme un garrot et qu’ils ne disparaissent de la surface de la terre. Hax disait que la création des douze portails était le dernier acte des Grands Anciens, une tentative pour racheter les torts qu’ils avaient les uns envers les autres et envers la Terre.
— Des portails, dit Eddie d’une voix songeuse. Des portes, tu veux dire. On en revient de nouveau aux portes. Est-ce que ces portes qui permettent d’entrer et de sortir du monde donnent sur le monde d’où nous venons, Suzie et moi ? Comme celles que nous avons trouvées sur la plage ?
— Je ne sais pas, dit Roland. Pour chaque chose que je sais, il y en a une centaine que j’ignore. Il faudra que vous appreniez à l’accepter. Le monde a changé, disons-nous. Quand il a changé, il est parti comme le ressac, ne laissant derrière lui que des débris… des débris qui ressemblent parfois à une carte.
— Eh bien, essaie de deviner ! s’exclama Eddie.
Au ton de sa voix, le Pistolero comprit qu’Eddie n’avait pas encore renoncé à l’idée de regagner son propre monde — qui était aussi celui de Susannah. Pas tout à fait.
— Laisse-le tranquille, Eddie, dit Susannah. Tu sais bien que cet homme-là ne devine pas.
— Erreur — parfois, cet homme-là devine, dit Roland, les surprenant tous les deux. Quand il ne peut rien faire d’autre, il lui arrive parfois de deviner. La réponse est non. Je pense — je devine — que ces portails ne ressemblent pas aux portes de la plage. Je devine qu’ils ne donnent pas sur un où et un quand que nous serions susceptibles de reconnaître. Je pense que les portes de la plage — celles qui donnaient sur le monde d’où vous venez tous les deux — ressemblent davantage au pivot d’une planche à bascule. Savez-vous ce que c’est ?