— Une balançoire ? dit Susannah, agitant la main pour illustrer son propos.
— Oui ! acquiesça Roland d’un air réjoui. Exactement. D’un côté de cette balancelle…
— Balançoire, corrigea Eddie avec un petit sourire.
— Oui. D’un côté, il y a mon ka. De l’autre, celui de l’homme en noir — Walter. Les portes se trouvaient au centre, créées par la tension existant entre deux destinées contraires. Ces portails sont des choses bien plus grandes que Walter, que moi, ou que la petite compagnie que nous formons tous les trois.
— Est-ce que tu veux dire, demanda Susannah d’une voix hésitante, que les portails où se trouvent les Gardiens sont en dehors du ka ? Au-delà du ka ?
— C’est ce que je crois. (Il eut un bref sourire, éclat de faucille à la lueur du feu.) Ce que je devine.
Il resta silencieux quelques instants, puis ramassa un bâton. Il écarta les aiguilles pour dégager un espace de terre et y dessina une figure.
— Voici le monde tel qu’on me l’a décrit quand j’étais enfant. Les croix représentent les portails dressés en cercle le long de sa bordure éternelle. Si on dessine six lignes pour relier les croix diamétralement opposées…
Il leva les yeux.
— Voyez-vous l’endroit où se croisent les lignes ?
Eddie sentit son échine et ses bras se couvrir de chair de poule. Il avait soudain la bouche sèche.
— Est-ce que c’est ça, Roland ? Est-ce que c’est… ?
Roland hocha la tête. Son long visage ridé était grave.
— Au centre de tout se trouve le Grand Portail, également appelé le Treizième Seuil, celui qui ne règne pas seulement sur ce monde mais sur tous les autres.
Il posa son bâton au centre du cercle.
— C’est là que se trouve la Tour Sombre que j’ai cherchée durant toute ma vie.
— Les Grands Anciens ont posté un Gardien près de chaque petit portail, reprit le Pistolero. Durant mon enfance, j’aurais pu désigner chacun d’eux par son nom grâce aux comptines que m’apprenaient ma nourrice et Hax le maître queux… mais mon enfance est bien loin. Il y avait l’Ours, bien sûr, et le Poisson… le Lion… la Chauve-Souris. Et la Tortue — celle-ci était très importante…
Le Pistolero leva les yeux vers le ciel étoilé, le front plissé, perdu dans ses pensées. Puis un sourire étonnamment lumineux se peignit sur ses traits et il récita :
Roland eut un petit rire un peu gêné.
— C’est Hax qui m’a appris cette comptine pendant qu’il touillait une crème qu’il me faisait goûter de temps en temps à la cuillère. Étonnant, comment les souvenirs se fixent dans l’esprit, n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, à mesure que j’ai grandi, j’ai fini par penser que les Gardiens n’existaient pas réellement — qu’ils tenaient du symbole plutôt que de la réalité. Apparemment, je me trompais.
— J’ai dit que c’était un robot, intervint Eddie, mais je me suis trompé, moi aussi. Susannah a raison : quand on tire sur un robot, ce n’est pas du sang qui coule mais de l’huile de machine. Je pense que cette créature était ce que l’on appelle un cyborg dans le monde d’où je viens — un être fait à la fois de mécanique et de chair et de sang. Ça me rappelle un film que j’ai vu… on t’a déjà parlé du cinéma, n’est-ce pas ?
Roland hocha la tête en souriant.
— Eh bien, ce film s’appelait Robocop et son héros ressemblait un peu à l’ours que Susannah a tué. Comment savais-tu qu’elle devait viser ce truc au-dessus de sa tête ?
— Grâce aux histoires que me racontait Hax. S’il n’avait tenu qu’à ma nourrice, Eddie, tu serais à présent dans le ventre de l’ours. Est-ce qu’on dit aux enfants de votre monde de mettre un bonnet de pensée quand ils ont un problème à résoudre ?
— Oui, dit Susannah. Tout le temps.
— On le dit ici aussi, et cette expression provient de la légende des Gardiens. Chacun d’eux était muni d’un cerveau supplémentaire au-dessus de sa tête. Un cerveau dans un chapeau. (Il les regarda de ses yeux hantés par l’angoisse et sourit de nouveau.) Ça ne ressemblait pas vraiment à un chapeau, hein ?
— Non, dit Eddie, mais suffisamment pour nous sauver la mise.
— Je pense à présent que je n’ai cessé de chercher un Gardien tout au long de ma quête, reprit Roland. Quand nous aurons trouvé le portail que gardait Shardik — et il nous suffit pour cela de remonter sa piste —, nous aurons enfin une route à suivre. Il nous faudra tourner le dos au portail et marcher droit devant nous, tout simplement. Au centre du cercle… la Tour.
Eddie ouvrit la bouche pour dire : D’accord, parlons un peu de cette Tour. Parlons-en une bonne fois pour toutes — qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça veut dire et, surtout, qu’est-ce qui va nous arriver quand on y parviendra ? Mais aucun mot ne sortit de sa bouche et il la referma au bout de quelques instants. Le moment était mal choisi — Roland souffrait beaucoup trop. Et seule l’étincelle ténue de leur feu tenait la nuit à distance.
— Nous arrivons à présent à l’autre problème, dit Roland avec lassitude. J’ai enfin trouvé ma route — après toutes ces années, j’ai enfin trouvé ma route —, mais il semble également que je sois en train de perdre la raison. Je la sens s’effriter sous mes pieds, comme un quai de béton rongé par l’eau de pluie. C’est le châtiment qui m’est infligé parce que j’ai laissé mourir un garçon qui n’a jamais existé. Et c’est aussi le ka.
— Qui est ce garçon, Roland ? demanda Susannah.
Roland se tourna vers Eddie.
— Ne le sais-tu pas, toi ?
Eddie secoua la tête.
— Mais j’ai parlé de lui, reprit Roland. Il hantait mes délires lorsque l’infection m’a conduit aux portes de la mort. (La voix du Pistolero monta soudain d’une octave et son imitation d’Eddie était si bonne que Susannah se sentit envahie par une vague de terreur superstitieuse.) « Si tu n’arrêtes pas de me casser les oreilles avec ce foutu gamin, Roland, je vais te bâillonner avec ta chemise ! J’en ai marre d’entendre parler de ce gosse ! » Tu ne te rappelles pas avoir dit ça, Eddie ?